Le texte qui va suivre est un extrait de la présentation faite au premier café-philo du Bric à Brac le 9 décembre 2017. Sa publication a pour but moins d’archiver une séance que de tenter de donner un écho public au delà de la rencontre et d’appeler surtout à une collaboration autour de la question de la banlieue. La question est loin d’être close, les discussions qui eurent lieu ce jour-là étaient passionnantes, et c’est le partage de questions, de savoirs, d’expériences ou de récit que la publication du texte tend à solliciter.
La tournure qu’avait prise l’introduction était celle qui envisageait la banlieue non pas tout d’abord comme un objet de réflexion (ce qui au préalable inviterait même à la question de savoir si la banlieue est même un tel objet de réflexion philosophique et de quelle philosophie alors elle pourrait être l’objet ) mais comme une situation de la philosophie : philosopher en banlieue. Telle était tout d’abord ma question, la question par laquelle était abordable la banlieue comme le territoire, le lieu sur lequel se tenait la réflexion philosophique avant même que celle-ci en fasse son objet – toujours second – et ne la relègue peut-être dans la périphérie de la pensée, dans la « banlieue » de la pensée en occultant la banlieue comme la situation première à partir de laquelle émerge – ou n’émerge pas – la pensée.
Voici ainsi comment je pris la parole, en cherchant, sans certitude dans l’essai de la parole, à aborder ce qui se tient aux abords des villes et des centres,…
J’avais écrit, il y a quelques années, pour le numéro intitulé « Banlieue du monde » de la revue bordelaise Le Passant Ordinaire, un texte sur la Banlieue, titré « La banlieue de la vie sacrée » (http://1libertaire.free.fr/Biopolitique24.html), dont je reprendrai une partie de l’analyse ensuite, qui commençait par ces termes que je voudrais citer (et vous me pardonnerez l’auto-citation !) : « Je ne vis pas en banlieue. Ce trait biographique m’exclut-il du droit à la parole concernant la banlieue ? Me demandais-je ensuite en m’enquérant encore de savoir si cette position d’existence et de résidence hors de la banlieue m’excluait-elle de la réalité de la vie en banlieue ? » Or 14 ans plus tard, une chose a changé : c’est que, sous la pression conjuguée du surenchérissement subi des loyers à Paris et de l’agrandissement désiré de ma famille, je vis en banlieue ! Mais la question demeure la même de la légitimité de parler de la banlieue, sur la banlieue comme philosophe ! Déjà à la conclusion de ce texte d’autrefois, après une analyse de l’extension de la banlieue comme d’une manière d’être politique qui affectait tous les sujets, « j’affirmais que, si je ne vivais pas en banlieue, pourtant « nous vivions tous en banlieue » ! Cette extension ou cette confusion, cette indétermination de la définition de la banlieue (comme concept générique) ou de la délimitation de sa réalité géographique, spatiale ou administrative et politique est encore l’un des enjeux du questionnement philosophique ; il est justement celui que je voulais tout d’abord mettre en avant dans mon rappel : ce qui fait l’abord du problème est ainsi la distinction entre la conceptualisation de la banlieue, son approche philosophique ou intellectuelle, et celle de la réalité de l’expérience vécue en banlieue que j’opposais à la première. Il exprimait alors en moi, une séparation ou une opposition, qu’on tentera de lever à la mesure justement de cette réflexion et de cette réflexivité d’alors et d’aujourd’hui, entre la conception théorique que je vais tenter de mettre en œuvre dans un café-philo, dont l’une des expressions est justement celui de ce travail théorique, et la réalité de la banlieue et de son expérience vécue. Je ne voudrais pas faire le « philosophe de service », perdu dans ses spéculations, à qui est opposée l’expérience pratique comme critère de la vérité des propositions ; mais je ne voudrais pas non plus abandonner l’exigence théorique qui réfléchit sur la réalité pratique ! Seulement je veux essayer cette proposition réflexive en repoussant toute « position de surplomb » ou toute pulsion de souveraineté théorique !! Il s’agit donc d’ouvrir ou de maintenir un dialogue entre la théorie philosophique – et son expressivité conceptuelle – et l’expérience vécue et son témoignage, voire même corriger le théorique par le terrain, par l’expérience de terrain en trouvant et prenant justement la banlieue comme ce terrain !
C’est d’une certain manière ce que moi, j’attendrai du café-philo (ou de tout échange philosophique) : ce qui me traverse traverse chacun d’entre nous, la philosophie doit se définir dans un rapport à l’expérience que l’on peut mettre au centre de l’activité théorique en trouvant un « terrain » (Voir le beau livre de Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, Paris, Edition Créaphis, 2017 même si sa réflexion repose sur l’enquête ; ou son site personnel : http://www.christiane-vollaire.fr/index.php?/conferences/quest-ce-quun-terrain-philosophique-/). La réflexion philosophique sur la banlieue doit trouver dans la situation d’existence de la banlieue son terrain ou son point d’ancrage. Commencer (ou poursuivre dans le cadre associatif) un café philo en banlieue par le thème de la banlieue, c’était (dans la proposition passée) ou c’est (dans cette exposition présente) pour moi, articuler un objet de réflexion philosophique (on se demande s’il l’est bientôt) avec la situation historique et sociale de cette réflexion, c’est aussi désirer confronter les conceptions philosophiques (dont je vais en présenter quelques aspects ou quelques auteurs brièvement) aux réalités de terrains, aux vécus de la banlieue et aux expériences réfléchies qui constituent aussi autant de connaissances empiriques comme d’expertises auxquelles se confronter.
Evidemment la réflexion philosophique est aussi engagée en s’engageant sur un tel sujet et un tel terrain (question politique et sociale au sens où la question de la banlieue est l’expression de la question sociale), elle se fait elle-même pratique dans la responsabilité de cet engagement ( au sens où elle s’engage à penser la banlieue et la retenir comme un objet digne de question) alors que l’expérience de terrain et le vécu de la réalité en banlieue sont aussi porteurs de connaissances qui doivent se réfléchir pour se conquérir comme savoir et aussi ne pas aussi tomber dans les discours idéologiques ou les fausses connaissances qui accompagnent la banlieue dans ses représentations ou discours. La banlieue n’est pas seulement une réalité, juridico-politique et géographico-spatiale, mais aussi, comme toute réalité humaine ou sociale, un enjeu de discours, saturé de discours et d’affects. Prendre la banlieue comme thème, c’est ouvrir la réflexion sur son milieu de vie et esquisser aussi un passage à l’action, là où souvent la réflexion n’est pas non plus engagée sous la pression de la vie quotidienne. La prise de parole et la réflexion sur la banlieue viserait à ménager une prise de parole et de parti sur son propre milieu de vie (ce qui supposerait ensuite : enquête, intervention des gens sur leur vie, entretien avec des « banlieusards » dans leur diversité sociale ou d’identité culturelle) pour en interroger la forme de vie spécifique (vivre en banlieue, est-ce une forme de vie spécifique ? Est-ce homogène ?). Ainsi la réflexion sur la banlieue dans le café philo permettrait, là où il n’y a pas parfois suffisamment de disponibilité politique à la réflexion, d’amorcer déjà un contre-pouvoir dans le pouvoir qui s’exerce dans la ville. Il ne s’agit alors pas de penser la banlieue sans ses habitants : ce que peut faire, ou fait trop souvent, la politique locale bien qu’elle le fasse au nom de ceux qu’elle administre ou ce que peut faire le philosophe par l’abstraction de la banlieue ou par une certaine conceptualisation qui ignore le réel de la vie en banlieue.
Donc la banlieue est d’abord une situation avant même d’être une thématisation. Une situation réflexive : penser la banlieue en banlieue ! Et cela c’est aussi se rappeler que la philosophie a un lieu de prédilection : la ville, et que la politique est une pensée de la ville – et pas de la banlieue. Il s’agit alors pour moi d’opérer une conversion (d’existence plus que de regard, ou de regard quant au préalable de l’existence en situation) de la ville à la banlieue et la banlieue comme lieu propice à la pensée.
Errant dans la littérature philosophique à la recherche des mentions de la banlieue, et poursuivant mes lectures professionnelles de professeur enseignant en banlieue (Le Raincy), j’ai été intrigué par la mention répétée, mais non thématisée, de la banlieue dans l’existence de Spinoza tel que Gilles Deleuze l’expose dans le chapitre premier « vie de Spinoza » dans son livre Spinoza, Philosophie pratique. Le texte de Deleuze est à mille lieues d’une réflexion sur la banlieue, à mille lieues indiquant même la distance où est mise la banlieue elle-même quand elle signifiait le ban d’une lieue (la distance sur laquelle régnait la juridiction de la ville) : la lieue de la banlieue est une distance, un périmètre englobant des réalités naturelles ou vitales soumises à l’emprise de la ville et de ses institutions (selon l’idée de la biopolitique du philosophe Giorgio Agamben), seuil indistinctement géographique et juridique. La banlieue y désignait alors, comme en passant, un lieu d’éloignement du tumulte de la ville (et de ses dangers du pouvoir) où pouvait alors se déployait la pensée philosophique de Spinoza et sa vie préservée des menaces. C’est en banlieue de la ville, selon la définition de la banlieue comme l’étendue urbaine au bord et en dehors de la ville centrale, du centre de la ville, et de la ville hollandaise qui se développe à l’époque du capitalisme, que Spinoza trouve les conditions de la pensée philosophique. La banlieue est alors le lieu même du philosopher (un philosophe contemporain, de manière analogue, bien qu’il distingue ce qu’il appelle suburbia de la banlieue, Bruce Bégout, fait des marges suburbaines le lieu même pour philosopher : Suburbia, Paris, Inculte, 2013). On assiste là d’une certaine manière à la transformation du lien philosophie-cité dont Socrate était l’incarnation dans son identification à la ville d’Athènes : une fois, il s’éloigne de la ville (dans le Phèdre), et c’est expressément mentionné, pour philosopher, mais la sortie de la ville n’est pas la banlieue alors au Vème siècle avant JC mais la nature. La banlieue, dans le développement de la ville, sera ce qui borde la ville, en lui étant extérieure, la nature, mais en tant qu’elle sera saisie encore dans une continuité urbaine indéfinie !
Si la philosophie a pour condition un certain éloignement, cet éloignement, c’est le sens même de banlieue !! Spinoza est mis au ban de la communauté juive d’Amsterdam, et il trouve refuge dans une ville-banlieue, dans une banlieue de la ville, où il va pouvoir exercer un métier et sa pensée : la banlieue est le lieu d’ex-clusion et lieu à l’écart pour penser à l’écart. Je cite un long extrait de Deleuze :
« Si Spinoza fut condamné plus sévèrement, excommunié dès 1656, c’est parce qu’il refusait pénitence et cherchait lui-même la rupture. Les rabbins, comme dans beaucoup d’autres cas, semblent avoir souhaité un accommodement. Mais, au lieu de pénitence, Spinoza rédigea une Apologie pour justifier sa sortie de la Synagogue, ou du moins une ébauche du futur Traité théologico-politique. Que Spinoza fût né à Amsterdam même, enfant de la communauté, devait aggraver son cas. La vie lui devenait difficile à Amsterdam. Peut-être à la suite d’une tentative d’assassinat par un fanatique, il se rend à Leyde pour continuer des études de philosophie, et s’installe dans la banlieue à Rijnsburg. On raconte que Spinoza gardait son manteau percé d’un coup de couteau, pour mieux se rappeler que la pensée n’était pas toujours aimée des hommes; s’il arrive qu’un philosophe finisse dans un procès, il est plus rare qu’il commence par une excommunication et une tentative d’assassinat.[…]
Les liens de Spinoza avec les libéraux, ses sympathies pour le parti républicain de Jean de Witt qui réclamait la dissolution des grands monopoles, tout cela faisait de Spinoza un rebelle. Aussi bien Spinoza ne rompt pas avec le milieu religieux sans rompre avec l’économique, et abandonne les affaires paternelles. Il apprend la taille des verres, il se fait artisan, philosophe-artisan pourvu d’un métier manuel, apte à suivre et saisir le cheminement des lois optiques. Il dessine aussi; son ancien biographe Colerus rapporte qu’il s’était dessiné lui-même dans l’attitude et le costume du révolutionnaire napolitain Masaniello.
A Rijnsburg, Spinoza expose à ses amis, en latin, ce qui deviendra le Court traité. Ceux-ci prennent des notes, Jelles traduit en hollandais, peut-être Spinoza dicte-t-il certains textes qu’il avait déjà écrits précédemment. Vers 1661, il rédige le Traité de la réforme de l’entendement, qui s’ouvre sur une sorte d’itinéraire spirituel, à la manière ménnonite, centré sur une dénonciation de la richesse. Ce Traité, splendide exposé de la méthode spinoziste, reste inachevé. Vers 1663, pour un jeune homme qui vivait avec lui, et qui à la fois lui donnait des espoirs et l’agaçait beaucoup, il présente les Principes de la philosophie de Descartes, en y joignant un examen critique des notions scolastiques (Pensées métaphysiques) : Rieuwertz publie le livre, Jelles fournit les fonds, Halling le traduira en hollandais. Louis Meyer, médecin, poète, organisateur d’un nouveau théâtre à Amsterdam, fit la préface. Avec les Principes se termine l’œuvre « professorale » de Spinoza. Peu de penseurs échappent à la brève tentation d’être professeurs de leurs propres découvertes, tentation séminaire d’un enseignement spirituel privé. Mais le projet et le commencement de l’Ethique, dès 1661, font passer Spinoza dans une autre dimension, dans un autre élément qui, nous le verrons, ne peut plus être celui d’un « exposé », même méthodique. Peut-être est-ce pour cette raison que Spinoza laisse inachevé le Traité de la réforme, et malgré ses intentions ultérieures n’arrivera pas à le reprendre.
[…] En 1663, Spinoza s’installe à Voorsburg, banlieue de La Haye. Il s’établira plus tard dans la capitale. Ce qui définit Spinoza voyageur, ce ne sont pas les distances qu’il parcourt mais son aptitude à hanter des pensions meublées, son absence d’attachement, de possessions et de propriétés, après son renoncement à la succession du père. Il continue l’Ethique; dès 1661, les lettres de Spinoza et de ses amis montrent que ceux-ci sont au courant des thèmes du premier livre, et Simon de Vries, en 1663, fait état d’un collège dont les membres lisent et commentent les textes envoyés par Spinoza. Mais, en même temps qu’il se confie à un groupe d’amis, il les prie de garder ses idées secrètes, de se méfier des étrangers, comme il le fera encore à l’égard de Leibniz, en 1675. La raison de son installation près de La Haye est vraisemblablement politique : le voisinage de la capitale lui est nécessaire pour se rapprocher des milieux libéraux actifs et sortir de l’indifférence politique du groupe collégiant. Entre les deux grands partis, calviniste et républicain, la situation est la suivante : le premier reste attaché aux thèmes de la lutte pour l’indépendance, à une politique de guerre, aux ambitions de la maison d’Orange, à la formation d’un Etat centralisé. »
L’installation en banlieue est aussi l’occasion de la formation d’une nouvelle communauté d’amis, de philosophes, non pas d’une école de pensée mais d’un lieu où penser à l’écart des menaces ou des normes de la cité. Il pense dans les banlieues des villes où se déploient le capitalisme hollandais, construisant le maître livre, l’Ethique, le système et les périphéries du système, ses livres périphériques qu’un autre commentateur nomme les « banlieues » de l’Ethique de manière métaphorique. « En effet, on a peut-être bien compris, depuis les toutes premières lectures et selon les modalités propres à chaque époque, la philosophie de Spinoza telle qu’elle apparaît dans l’Ethique et aussi dans ses « banlieues » – le Traité de la réforme de l’entendement, le Traité théologico-politique, les Principes de la philosophie de Descartes, la grammaire hébraïque, la correspondance, etc. »http://spinozaetnous.org/article49.html
Enfin, je peux signaler que le renouvellement de la figure Spinoza dans la philosophie française universitaire a eu lieu dans une université installée en banlieue, détachée de l’université du centre de Paris, l’université-capitale et le centre intellectuel de la ville de Paris, éloignée de la Sorbonne : l’université de Vincennes créée dans la révolte étudiante de 68, comme le rappelle la présentation d’un séminaire sur Spinoza (http://www.univ-paris8.fr/Seminaire-Spinoza-2016-2017). Excentrée en banlieue, expulsée loin des centres universitaires de la ville de Paris, l’université s’installe en banlieue, et est alors le lieu des passeurs de frontière, des créateurs en philosophie (Deleuze, Foucault) même si aujourd’hui, la banlieue est devenue lieu d’enracinement de jeunes qui ne passent plus le périphérique.
La banlieue pour la philosophie peut alors représenter ce lieu de nulle part qui interroge le lieu et les limites des lieux selon sa dissémination dangereuse du sens !! Une situation pour philosopher ou pour penser !
La banlieue, loin d’être l’absence de lieu ou le ban du lieu ou le non-lieu de la pensée (une zone de non-lieu où la pensée n’aurait pas droit de cité !) est bien plutôt un lieu, voire le lieu de la pensée ! Et c’est de ce lieu de la pensée qu’il faudrait relancer la critique d’une des pensées les plus communes, non seulement dans la pensée commune mais aussi dans la pensée philosophique elle-même, de la banlieue comme le lieu même de l’absence de pensée ! C’est le premier sens de mon intervention et de mon ouverture à la discussion qui se veut une déclaration de penser en banlieue contre les penseurs (ou idéologues) de la destruction de la pensée dont la banlieue serait le nom. Banlieue n’est pas le nom de l’absence de la pensée, de la défaite de la pensée, ou alors seulement le lieu d’une certaine « dé-faite » de la pensée, qui la dé-fait pour en re-faire, pour à nouveau rendre possible qu’une pensée se fasse et ne s’efface pas…
« Banlieue » n’est pas le nom d’une certaine banalité de la pensée où la banalité signifierait que la pensée n’y a plus lieu, ou que les « banlieusards » soient les exclus de la pensée, incapables de penser et de se penser, mais bien le lieu d’une pensée se faisant ou se cherchant…..
Vincent Houillon
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