Les avis sur la place du jeu vidéo dans le monde artistique divergent. Pour beaucoup, le jeu vidéo n’est pas un art, et ne peut pas l’être par définition. Le jeu vidéo serait avant tout un logiciel, un objet technique et informatique dont la nature n’est pas artistique. Pour d’autres, c’est son statut de produit de divertissement qui fait du jeu vidéo un simple loisir proposé par une industrie, et non pas un art.
Des arguments plus précis sont avancés : l’interactivité du jeu vidéo qui serait incompatible avec la notion de l’auteur créateur d’une œuvre artistique, ou encore la difficulté du jeu vidéo le rendant inaccessible en tant qu’œuvre d’art non seulement à ceux ne possédant pas les codes et connaissances nécessaires pour le comprendre mais également à ceux ne possédant pas les compétences nécessaires pour « finir » le jeu. Si ces idées méritent d’être examinées, il est important de ne pas réduire le médium du jeu vidéo à sa dimension technique et au divertissement qu’il procure.
En tant que loisir, le jeu vidéo est comparable au cinéma. Les deux médiums possèdent une grande industrie bâtie sur le divertissement. Cependant la frontière entre art et divertissement est souvent floue. Et il ne s’agit pas de les opposer. Il en va de même du jeu vidéo. Ce médium possède ses « blockbuster » et ses « jeux d’auteurs », mais il est difficile de définir quels jeux méritent d’être un simple objet de divertissement, et quels jeux méritent un statut artistique. Tout comme le cinéma, le jeu vidéo est un médium qui englobe plusieurs arts. On peut alors se demander pourquoi le jeu vidéo ne serait pas un art si le cinéma l’est.
« Si ces idées méritent d’être examinées, il est important de ne pas réduire le médium du jeu vidéo à sa dimension technique et au divertissement qu’il procure. »
Mais plus que par sa simple comparaison avec le monde du cinéma, le jeu vidéo mérite d’être considéré comme un medium à potentiel artistique. L’interactivité qui selon certains empêche le jeu vidéo d’être plus qu’un simple loisir offre des perspectives artistiques et narratives uniques.
Le jeu vidéo possède une capacité d’immersion qui lui est propre, car le joueur est plus qu’un simple spectateur, c’est un acteur à part entière qui est placé directement au cœur de l’expérience. Cette interactivité et l’immersion qu’elle rend possible permettent à un artiste de marquer son spectateur d’une façon unique, non reproductible par les arts plus conventionnels.
Par exemple, de nombreux jeux proposent au joueur différents choix qui influencent l’histoire du jeu. On peut citer Undertale, qui brise constamment le « quatrième mur », la barrière séparant le joueur de l’univers du jeu, en reconnaissant l’existence du joueur et en s’adressant directement à ce dernier. Ainsi, Undertale tient le joueur responsable de ses actions et le met face à ses responsabilités.

Le jeu vidéo est aussi doté d’atouts spécifiques en matière de story-telling. Dark Souls, par exemple, y fait appels pour créer une expérience cohérente. La grande difficulté du jeu renforce l’atmosphère oppressive et parfois dépressive de l’univers que traverse le joueur. Cela favorise l’immersion du joueur, et permet aussi de donner à de simples éléments de gameplay une dimension narrative supplémentaire.
« Undertale brise constamment le « quatrième mur », la barrière séparant le joueur de l’univers du jeu, en reconnaissant l’existence du joueur et en s’adressant directement à ce dernier »
Les feux de camps, qui font office de points de sauvegarde (ces lieux ou moments du jeu qui permettent au joueur d’enregistrer sa progression), font bien plus que de remplir leur fonction mécanique. Ces feux de camps sont des éléments clés de l’intrigue et l’univers du jeu. Plus important encore, ils font office de lieux sûrs dans un monde hostile et de récompense pour les joueurs qui parviennent à les atteindre. Apercevoir un feu de camp procure un véritable sentiment de soulagement, car il sert autant à échapper à cette ambiance oppressante qui marque la majorité du jeu qu’à relâcher ses efforts le temps d’une pause.
Tout comme un film peut volontairement mettre ses spectateurs mal à l’aise, Dark Souls fait appel à tous les outils à sa disposition, y compris sa difficulté, pour créer ces émotions. Cette difficulté est certes une barrière qui empêche beaucoup de joueurs d’apprécier le jeu, mais il s’agit aussi d’un élément essentiel à la beauté et la grandeur du jeu. Dans un jeu vidéo, les éléments de gameplay ont donc une portée narrative et artistique au même titre que les techniques de réalisation qui distinguent le cinéma d’une simple projection d’image.

Dark Souls utilise son décor et les détails plus ou moins cachés qui y regorgent pour raconter l’histoire de son univers. Ce jeu ne donne aux joueurs que de vagues informations, mais ceux qui sont suffisamment attentifs et curieux seront en mesure de comprendre le contexte de leurs actions. Ce n’est qu’un exemple des nombreuses méthodes narratives propres au jeu vidéo. En effet, un jeu vidéo doté d’une histoire et d’un scénario n’est en général « fini » qu’au bout de plusieurs heures voire plusieurs dizaines d’heures. Il dispose donc plus de temps qu’un film pour raconter une histoire, et à la différence du livre il peut utiliser l’image et le son comme moyens narratifs.
« Dans un jeu vidéo, les éléments de gameplay ont donc une portée narrative et artistique au même titre que les techniques de réalisation qui distinguent le cinéma d’une simple projection d’image. »
Plus que tout, c’est la diversité du jeu vidéo qui offre des perspectives artistiques uniques. Le jeu vidéo existe sous de multiples formes. Certains jeux cherchent à se rapprocher du cinéma, d’autres mettent en avant le gameplay, c’est-à-dire les mécaniques de jeu, et construisent une dimension artistique autour et à partir de ces mécaniques. Le jeu vidéo possède une multitude de « genres » : monde ouvert, jeu de tir à la première ou troisième personne, jeu de rôle, metroidvania, jeu de plateforme… Ces genres sont définis par le type d’expériences qu’ils proposent. Les aspects narratifs et artistiques ont une place différente selon le genre en question. Chaque jeu les aborde différemment.
Ainsi, le studio Telltale Games est connu pour des jeux qui sont souvent qualifiés de « films interactifs », se rapprochant du cinéma et mettant en avant l’aspect narratif de leurs jeux. Tandis que le studio indépendant Supergiant Games propose, avec des jeux comme Bastion ou Transistor, à la fois un équilibre entre le gameplay et la dimension artistique de leurs jeux. Le travail apporté à l’histoire racontée, à l’univers présenté, et à l’accompagnement musical ne se met pas en travers de mécaniques de jeux efficaces et satisfaisantes. L’inverse est également vrai, le gameplay de ces jeux offrant de nombreuses occasions pour mettre en avant le talent des doubleurs du jeu (voix des personnages).

Un exemple plus moderne, et peut-être plus abouti, de jeu incarnant cette philosophie de design mariant au maximum le gameplay et le parti pris artisitique est Céleste. Ce jeu de plateforme a pour héroïne le personnage de Madeline, une jeune fille souffrant d’anxiété et d’un grand manque de confiance en elle, qui décide de grimper l’immense Mont Céleste. Le jeu excelle autant par son gameplay que par ses visuels et sa musique. Mais ce sont tout particulièrement son histoire et ses personnages qui ont marqué le public.
Bien que le jeu ne possède que très peu de dialogues, beaucoup de joueur se sont reconnus dans Madeline. Cela doit être attribué à la qualité d’écriture des dialogues, et au mariage de l’expérience de Madeline avec celle du joueur. Le jeu est loin d’être facile : les difficultés et doutes du joueur sur ces capacités à finir le jeu sont similaires à ce que Madeline ressent vis-à-vis de son ascension de la montagne. Cela a pour double effet de connecter plus facilement le joueur au personnage qu’il incarne, et d’encourager le joueur à persévérer malgré les difficultés rencontrées lors du jeu.
« Les dimensions artistiques et mécaniques du jeu ne font pas que coexister, elles ont besoin l’une de l’autre pour atteindre leur plein potentiel »
Tous les aspects de Céleste, de l’histoire au gameplay, en passant par la musique et la direction artistique, renvoient à Madeline et à son voyage personnel. Les dimensions artistiques et mécaniques du jeu ne font pas que coexister, elles ont besoin l’une de l’autre pour atteindre leur plein potentiel. Le jeu est donc un tout, et bien que ses différents aspects soient déjà impressionnants pris individuellement, c’est cette façon de marier tous les aspects du jeu qui rend Céleste unique.

A certains égards, le jeu vidéo ne serait-il pas l’art ultime, capable de réunir tous les arts existants tout en ayant des caractéristiques artistiques qui lui sont propres ? En effet, le jeu vidéo possède des atouts narratifs et artistiques uniques. Nous pouvons aussi retrouver la sculpture et l’architecture sous la forme du modélisme, du level design et du world design, la musique et la chanson dans la bande son des jeux, la peinture, le dessin et l’animation dans les visuels du jeu vidéo, le théâtre et le cinéma dans le doublage des personnages et la réalisation des cinématiques du jeu.
La question de la place du jeu vidéo dans le monde de l’art mérite donc d’être posée. Cette question offre un nouveau regard sur l’art comme sur le jeu vidéo, et peut faire évoluer notre conception de l’un comme de l’autre. Libre à chacun de décider si le jeu vidéo mérite le statut d’art ou non. Cette tribune n’a pas l’ambition d’y répondre : elle n’est qu’un point d’entrée. A titre personnel, j’ai le sentiment qu’il serait bénéfique pour l’art comme pour le jeu vidéo de considérer que, oui, le jeu vidéo est bel et bien un art à part entière. Cette prise de conscience pourrait être utile tant aux autres univers artistiques qu’à celui du jeu vidéo.
Sacha Cottinet
Pour ceux qui souhaitent poursuivre l’échange : jeuxvideo.taverny@gmail.com
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