Mon Mai 68 – épisode 1

L’approche du demi-centenaire de la révolte de Mai 68 provoque déjà l’assaut journalistique préparant l’intoxication générale, la fabrique des souvenirs collectifs. Plutôt que de discutailler des jugements préétablis à l’aune de je ne sais quels critères socio-journalo-historiques, je vous livre simplement quelques bribes, témoignages personnels et sincères dont j’assume la subjectivité et les défaillances de ma mémoire vieillissante. Pour mieux ressentir le changement, l’histoire raconte l’avant, le pendant et l’après Mai 68.

Les années « d’insouciance » avant Mai 68

Déjà je viens de lire deux articles décrivant les 10 années précédant Mai 68 comme « une époque insouciante ».  Insouciante, vraiment ? Voyons ce dont je me souviens.

13 mai 1958.

J’ai 12 ans aujourd’hui. Le coup d’état d’Alger éclate, réveillant s’il en était encore besoin les inquiétudes et les espoirs politiques de la population, aboutissant au retour du Général de Gaulle, la Vème république, l’espoir de la fin de la guerre d’Algérie. Car dans cette décennie soi-disant insouciante la guerre est bien présente. Les précédentes ne sont pas encore vraiment terminées comme nous le montre les décès successifs de nos voisins juifs rentrés des camps, visiblement malades, émaciés, jaunis, laissant deux jeunes orphelins. Elles n’en finissent donc pas les guerres, elles se succèdent sans discontinuer. En mai 58 c’est la guerre d’Algérie, les « événements d’Algérie » comme on dit pudiquement à la TSF (ancien nom de la radio !) qui déverse son lot de haine, de morts et d’angoisse. Nous connaissons tous au moins un de nos aînés, de quelques années seulement, qui « fait » ou a fait l’Algérie. En métropole les attentats du FLN font plus de 3000 morts, plus de 10000 victimes entre 58 et 62. Mon père est policier, « gardien de la Paix » aimait-il à dire en signe d’espérance. Son lieu de travail à Paris a été mitraillé, il est obligé d’effectuer les trajets domicile-travail avec son arme de service, priant de ne jamais devoir l’utiliser. Ses horaires décalés sont démentiels.

Je suis le deuxième enfant dans une belle famille qui en compte cinq. Je me trouve en 6ème au Cours Complémentaire [[i]] des garçons de Stains. A la rentrée en octobre nous étions environ 70 dans la classe, qui a fonctionné quelques temps dans un vieux préau où nous étions tous rassemblés, jusqu’à ce que la classe puisse être enfin dédoublée. C’est que nous sommes la première année du Baby-boom, et l’on vient de supprimer l’examen d’entrée en sixième.

A la rentrée d’octobre une naissance est célébrée – et contestée, c’est selon : celle de la Vème République. Je suis en cinquième, il y a encore deux classes, mais la sélection s’opère maintenant à ce niveau : en quatrième il n’y a plus qu’une seule classe. Je passe le « Certif » [[ii]]. En 3ème nous ne sommes plus que 24 je crois. L’ambiance est globalement agréable. A la récré nous aimons jouer aux échecs sur des grilles de papier. En juin nous passons le BEPC [[iii]], et pour célébrer notre réussite la municipalité nous offre un voyage à l’île de Ré.

A côté de quelques profs j’m’enfoutistes il y a dans ce Cours Complémentaire (ce n’est pas un Collège, encore moins un Lycée !) des profs remarquables par leur savoir-faire et leur rigueur pédagogiques. Je leur dois le goût des maths et des sciences, quelques connaissances en français, de solides premières bases en histoire de l’Art, en dessin-peinture, et même en menuiserie : il ne faut pas oublier que la plupart d’entre nous sont destinés à des métiers manuels. Par contre le prof d’anglais (le même prof de la 6ème à la 3ème) qui enseigne l’accent par écrit, fait des dégâts !

Nous ne sommes pas insensibles aux grands événements du monde, impressionnés par les Spoutniks (le premier en octobre 57), puis les premiers hommes dans l’espace, des exploits techniques soviétiques. Mais l’URSS inquiète autant qu’elle enthousiasme, elle a en 1956 écrasé l’insurrection de Budapest par les chars, mais aussi entamé la déstalinisation, provoquant nombre de débats autour de nous, parfois animés, sur les bienfaits et méfaits du Communisme. Nous savons que la famine sévit en Chine, quelques organismes collectent « pour leur porter secours ».

Beaucoup de mes camarades de 3ème se dirigent vers une formation technique. On m’incite à postuler dans une des « écoles de métiers » qu’entretiennent les grandes entreprises (EDF, SNCF, Air France, etc), ce qui permettrait de rapidement « gagner ma vie » et, qui sait, pouvoir espérer un jour devenir cadre ! J’aime la technique et le travail de mes mains, je suis un peu tenté. Malgré le coût, qui pèsera sur le budget de notre famille de 5 enfants, mes parents m’encouragent à me diriger vers le Lycée pour un éventuel « bachot » et des études dont ils regrettent de ne pas avoir pu eux-mêmes profiter, et ainsi espérer pour moi -pour leurs cinq enfants- une vie matériellement moins difficile que la leur.

 

Marc

[i] Le Cours Complémentaire va de la classe de 6ème à la 3ème. Les enseignants sont des Professeurs d’Enseignement Général, ils ont presque tous été instituteurs. On trouve des enseignements de même niveau dans les Lycées, à la différence près qu’il s’y dispense des enseignement « classiques » (latin et grec) et que les professeurs sont des enseignants du secondaire.

[ii] Le Certificat d’Etudes Primaire est encore une institution, avec un rituel. Il y a une épreuve de chant, où la Marseillaise est obligatoire. Il y a aussi une épreuve de dictée redoutée (5 fautes valent 0) et de grammaire, une épreuve de calcul mental, une de « problèmes », et peut-être quelques autres.

[iii] Brevet Elémentaire du Premier Cycle.

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1 Commentaire

  1. Merci ! Article très proche de ce que j’ai connu. bien que née le 1er Mars 1937. je travaillais , depuis 1953, encore 45 heures, payées sur la base des 40H. Selon les entreprises on pouvait nous payer des « heures supplémentaires »…avec mon mari nous avons défilé pour le retour aux 40 H ….!

4 Rétroliens / Pings

  1. Mon Mai 68 – épisode 5 – de mars à mai 68 | Le Tabernacien
  2. Mon Mai 68 – épisode 6- du 5 au 11 mai 68 | Le Tabernacien
  3. Mon Mai 68 – épisode 7- 12 au 20 mai 68 | Le Tabernacien
  4. Mon Mai 68 – épisode 4 – ma vie étudiante avant mai 68 | Le Tabernacien

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