61-64. Les années Lycée
Les années Lycée, années d’insouciance par excellence ? En 1961 lorsque l’on vient de Stains on doit aller au Lycée à St Denis où n’existe encore qu’un petit préfabriqué sommaire et provisoire (un provisoire qui durera longtemps, il sera encore utilisé quand j’enseignerai dans ce Lycée 10 ans plus tard). En raison de mes résultats scolaires j’ai le privilège de pouvoir m’inscrire dans un « vrai Lycée » à Paris. Pour y aller c’est plus de deux heures de transports en commun chaque jour, 6 jours par semaine. Le bus passe devant un gigantesque cloaque : le bidonville de « La Campa » où se débattent pour survivre plus de 1600 personnes [[i]]. Insouciant (!), je m’y rends plusieurs fois pour aider des garçons à préparer le « certif ».
Je suis au Lycée Colbert à Paris, en classe de seconde M’, c’est-à-dire Moderne avec cours de Sciences Naturelles. Nous ne sommes pas dans les classes d’élite que sont les secondes C (Classique) où l’on fait du Latin et du Grec, de fait réservées à ceux qui ont intégré le Lycée dès la 6ème, donc pas des banlieusards. En seconde M’ nous sommes 50 élèves en début d’année [[ii]], tous des garçons presque tous en veston-cravate. Dans certaines salles je suis assis par terre, au fond de la classe, par manque de place. Des professeurs prédisent que les quelques banlieusards, dont je suis, auront quitté le Lycée avant la Noël. Beaucoup de ces camarades banlieusards sont des enfants d’immigrés : espagnols, italiens, roumain, russe, polonais [[iii]]… « Trop » d’élèves donc pour les capacités des Lycées, mais surtout manque de profs. Au bout de quelques mois il nous en manque encore, et nous organisons (quel scandale !) une grève et une petite manif devant les portes du Lycée. Nous y avons « invité » des journalistes de Radio Luxembourg et Europe Numéro 1, deux radios « périphériques », car la RTF a le monopole de l’info radio et télé. Nous obtenons des profs, et donc le droit d’apprendre ! Un peu plus tard il nous faudra exercer d’autres pressions : une « grève du zèle » permet d’obtenir plus de 20 mn pour le repas (et pour moi le record du nombre d’heures de colle !) et une grève de la cravate (nous avions tous transformé notre cravate en nœud papillon) pour faire comprendre l’absurdité de notre tenue pendant des journées particulièrement chaudes.
Dans la cours de récréation nous échangeons sur des sujets très divers, pas seulement de nos cours qui nous paraissent parfois un peu étriqués. Nous parlons de Georges Brassens et Brel, de la technologie des transistors et des circuits intégrés, des satellites artificiels et des fusées, des expériences biologiques de Jean Rostand, de l’énergie atomique …
A la fin de l’année c’est « la banlieue » qui triomphe, deux banlieusards raflent presque tous les premiers prix, dont un au niveau de la Ville de Paris.
En avril 61 des généraux se rebellent, se sentant trahis par de Gaulle, ils prennent le pouvoir à Alger. A Stains où j’habite, une manif défile sous nos fenêtres pour inciter la population à envahir le terrain d’aviation du Bourget tout proche afin d’empêcher le débarquement des paras. Quelques-uns de mes anciens profs de Cours Complémentaire scandent « le fascisme ne passera pas ». S’en suit une période troublée, la mort de plusieurs dizaines d’algériens au métro Charonne dans une manifestation en février 62, puis enfin les accords d’Evian, donc la fin de la guerre d’Algérie … mais aussi les attentats de l’OAS, et le retour en métropole des colons d’Algérie. Avec la Croix-Rouge et les Scouts nous rassemblons des couvertures et des vêtements, nous participons à l’accueil des réfugiés la nuit, à l’aéroport du Bourget : des efforts qui laisseront un goût d’amertume.
Dans le milieu catholique où je grandis un grand espoir de réforme profonde, de réconciliation et de démocratisation de l’église naît avec l’ouverture du Concile Vatican 2, espoir assez vite refroidi, voire réfrigéré : tout ça pour ça ?
En octobre 62 je suis en 1ère, la crise des missiles de Cuba angoisse toute la population : la guerre nucléaire s’approche très près, puis s’éloigne. En 1963 je passe mon premier bac (avec quelque difficulté !), JFK [[iv]] est assassiné, une autre guerre s’enclenche, plus lointaine, au Vietnam : les images des bonzes s’immolant par le feu nous bouleversent. Une époque décidemment insouciante !
Je passe moins de temps en famille, non pas que les études m’accaparent autant que je devrais (!), mais il y a à côté une espèce de seconde famille : les copains prennent de plus en plus d’importance. Nous nous rencontrons souvent, pendant les vacances, et souvent le week-end, les scouts en particulier. Nous partageons le goût de la nature, des découvertes, des rencontres. Dès que nous le pouvons, nous parcourons les forêts de la grande banlieue Nord : forêts de Chantilly ou de Carnelle, qui sont les plus directement accessibles en train, l’Isle-Adam et plus rarement forêt de Montmorency, ou même forêt d’Halatte lors des vacances de Pâques. Nous y allons camper, même par grands froids.
En Terminale Math Elem je n’achète aucun livre de classe hormis les œuvres littéraires obligatoires, c’est déjà ça d’économisé pour mes parents, mais je dois faire de gros efforts pour prendre des notes en cours. Le Lycée devient mixte, cette année-là une seule fille fréquente l’établissement.
Après le bac, les vacances. Je découvre les Alpes avec les scouts, le plaisir de la randonnée en montagne qui me marque à jamais. Une belle balade en particulier, partant des Crottes à Cordon, puis les Contamines, le Col du Bonhomme, Courmayeur, le petit Saint Bernard, dans une ambiance très amicale. Oui j’avoue là il y a un peu d’insouciance ! Mais comme chaque vacance, j’ai l’impression d’y apprendre plus que pendant l’année scolaire …
Après le lycée, quelle orientation choisir ? Mes parents me permettent d’envisager un cycle « long » à l’université.
Marc
- lien vers le premier épisode de la série #MonMai68
- lien vers le troisième épisode de la série #MonMai68
[i] Le bidonville de La Campa à La Courneuve, situé à l’emplacement d’une partie de l’actuel parc Georges-Valbon, a accueilli des centaines de familles, étrangères pour la plupart. Ce bidonville a été composé, de 1952 à 1971 de dizaines de constructions de fortune qui formèrent l’un des plus importants bidonvilles de la Seine-Saint-Denis. Des familles tsiganes venues d’Andalousie, des Gitans, puis des Tsiganes de l’Est européen, des Roms, se sont installés près du vieux chemin de Stains. Au milieu des années 1960, des Portugais, immigrés économiques ou exilés politiques, s’installent massivement à La Campa, à la suite d’expulsions. Puis d’autres nationalités : quelques familles françaises, des Espagnols, des Portugais, des Algériens, des Marocains, des Tunisiens et des Yougoslaves. Les conditions de vie sont très difficiles: un seul point d’eau, rues encombrées par la boue et les détritus. Les « habitations » prennent l’eau, les risques d’incendie sont permanents. Plus tard des murs « en dur » apparaissent, le père Joseph Wresinski et l’association ATD (Aide à Toute Détresse, devenue ATD-Quart Monde) implantent quelques services sociaux d’équipements communs.
[ii] Un de mes camarades de cette classe m’a envoyé, en janvier 2018, le commentaire suivant accompagnant la photo de classe : « Effectivement, je me souviens qu’en 2nde M’ nous étions 51 élèves au début de l’année, et que le professeur d’histoire/géographie, M. P. (blouse blanche, assez grand, un peu enveloppé, cheveux bruns en brosse, et lunettes d’écaille), refusait de prendre plus de 50 élèves en classe. Il comptait les élèves en entrant et le 51ème était envoyé en permanence. Ce comportement n’a pas duré longtemps, heureusement. »
[iii] Il n’y a quasiment aucun élève d’origine africaine au Lycée. L’immigration de l’époque est essentiellement européenne. Les pays africains sont essentiellement des colonies des pays européens.
[iv] John Fitzgerald Kennedy, président des Etats-Unis d’Amérique
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