64-68. La Fac … et autres activités.
Après des heures, voire des journées de queue, je suis inscrit en Propédeutique « Maths Géné » à la Halle aux vins – Jussieu, à la Faculté des Sciences de Paris. Nous sommes plus de 1200 étudiants, en 2 groupes. Les amphis de Jussieu font 200 places, l’amphi du matin est au CNAM, l’amphi Poincaré est très grand et les cours peuvent être retransmis en vidéo (les caméras mesurent presqu’un mètre de longueur) ! Et que dire des salles de TD ? En nombre très insuffisant, on utilise en sus quelques vieilles salles qui sentent encore la vinasse. Je mange souvent assis par terre après une queue interminable au resto-U, que j’abandonne ensuite préférant le café-sandwich avec place assise … ou le café simple.
Étudier en fac sans bouquin – comme je l’avais fait en terminale de manière « insouciante »- se révèle quasiment impossible. Mais hormis en Algèbre, aucun livre ne traite entièrement un programme. Il faut courir les « polys » des années précédentes, vite épuisés, ou tenter de trouver une place en biblio-U – mission pratiquement impossible pour un banlieusard qui doit compter une heure et demi de transport pour rentrer le soir. C’est le règne de l’entraide, on s’échange des notes de cours que l’on a pris en double avec du papier carbone. Certains enseignants favorisent ce travail collectif, publient des « polys » manuscrits pour aller plus vite [[i]]. Tous les enseignants n’ont pas cette sollicitude …
Nous étions 70 en 6ème, 46 en seconde, nous sommes plus de 600 par classe en MGP, et la construction du campus de Jussieu en forme de grille démarre à peine : nous avons l’impression que la France n’accueille pas notre classe d’âge, celle du début du baby-boom [[ii]]. Nous plaisantons parfois de manière prémonitoire en prétendant que quarante ans plus tard on s’apercevra encore au dernier moment que les régimes de retraites (et les maisons du même nom) sont sous-dimensionnés ! On en tire la conclusion qu’il faut apprendre à se débrouiller, à être autonome, que cela nécessite un combat. Mais nos approches sont profondément contradictoires : pour certains, chacun doit se débrouiller seul, la compétition fera loi ; d’autres pensent que si l’autonomie des individus est nécessaire à la solidarité celle-ci reste indispensable.
Avec les Scouts, comme nous manquons d’un lieu où nous rassembler, nous entreprenons au fond d’un terrain paroissial entouré de maraîchers, la construction d’un local. On nous prête une machine à faire les parpaings, un poste de soudure à l’arc, on nous aide à récupérer quelques matériaux. J’apprends les rudiments du calcul de résistance du béton et celle des structures métalliques en faisant vérifier les plans par un ingénieur. Nous faisons le béton à la pelle, nous apprenons à manier la truelle, monter un mur, faire un coffrage, souder à l’arc, construire une cheminée, dessiner et réaliser un escalier, etc. En juillet nous mettons à profit nos « compétences » auprès de religieuses à Hautecour en Vanoise en retapant quelques gîtes d’accueil.
Je rate de peu mes examens. Redoublement. Un de mes profs est Laurent Schwartz [[iii]], un immense mathématicien. J’arrive à récupérer ses polys manuscrits de l’X, que mon père fera relier et qui seront encore dans ma bibliothèque un demi-siècle plus tard, sans que je sois sûr d’y comprendre encore grand-chose.
En juillet je participe à l’encadrement d’un camp de jeunes franco-allemand. Vingt ans après les souffrances de la guerre ces initiatives ne sont pas acceptées par tout le monde. Pendant une quinzaine de jours une vingtaine de garçons de Stains et moi campons avec quatre-vingt jeunes allemands près de Bonn, où le chancelier Conrad Adenauer nous fait l’honneur de nous recevoir sur le seuil de sa maison. Ces rencontres sont fondamentales pour nous permettre de nous façonner une représentation des allemands bien différente de ce que nous avions entendus de la part de nos familles et de nos enseignants. Nous tentons de marquer notre amitié en leur concoctant un inoubliable et joyeux repas français : cuisses de grenouilles (elles pullulent !) et magnifiques coqs au vin du Rhin mijotés pendant une nuit entière, arrosés par le même vin du Rhin très (trop ?) appréciés par nos amis. Il est vrai qu’en revanche, à la fin du séjour nous ne trouvons plus si énormes les bocks de bière qui ponctuent les soirées autour du feu de camp. Je suis étonné que beaucoup des jeunes allemands de nos âges soient déjà au travail, le plus souvent en apprentissage, et je me rends compte qu’en quinze jours au milieu d’eux mon niveau d’allemand, partant de zéro, atteint presque mon (très faible) niveau d’anglais fruit de 7 ans de cours ! [[iv]]
Lutte contre la pauvreté en France, construction d’une Europe sur la base des échanges humains et la démocratie (!), décolonisation, guerre du Vietnam, emprise soviétique sur ses « satellites » de l’est, révolution culturelle chinoise, autant de sujets qui ne nous laissent pas indifférents et sur lesquels nous « les jeunes » nous sentons en devoir d’agir. Les quelques rencontres dans des syndicats étudiants, des Comités, des Collectifs, des groupes étudiants divers ne me convainquent absolument pas. C’est à peu près à cette époque je crois que le groupe de jeunes que nous formions à Stains s’engage modestement certes, mais très concrètement dans des Campagnes contre la Faim dans le monde [[v]]. Nous nous intéressons au développement des pays récemment décolonisés. Puisque nous n’avons pas d’argent, nous nous mettons en quête de « petits boulots » qui nous permettent d’acheter et d’expédier du matériel (machine à coudre à pédale, matériels agricoles manuels, quelques livres …) dans un ou deux pays d’Afrique.
Les vacances d’été ont toujours beaucoup d’importance. Pour l’été 1966 nous construisons des bateaux en multicouche de polystyrène pour descendre le Tarn en juillet [[vi]]. Retournant vers notre camp de base en traversant le Causse à pieds, pendant que les bateaux sont transportés sur le toit de la 2CV, nous rencontrons un berger qui nous dit vivre quasiment seul avec ses moutons depuis des mois. Il nous demande si la guerre d’Algérie s’est terminée… En août j’encadre un traditionnel camp d’ados en Haute-Loire, puis c’est le retour à la Fac.
Marc
- lien vers le premier épisode de la série #MonMai68
- lien vers le deuxième épisode de la série #MonMai68
[i] Normalement les manuscrits des polycopiés sont d’abord retapés à la machine à écrire sur des « stencils » assez fragiles, ce qui est très difficile lorsqu’il y a des formules mathématiques. Certaines erreurs nécessitent de recommencer toute la page ! Cinquante ans après, disposant de traitements de textes efficaces, on ne se rendra plus compte de la quantité de travail et du temps nécessaires à la publication.
[ii] En réalité, la construction du campus de Jussieu avait été décidée l’année de ma naissance, en 1946, mais de nombreux obstacles, en particulier le lobby des marchands de vin, en avait retardé la construction. Hormis les « barres de Cassan » et quelques bâtiments plus anciens (le labo de Marie Curie au Jardin des Plantes !), le campus Jussieu ne commence à sortir de terre qu’en 1964, année où débutent mes études à l’Université. Il ne sera jamais terminé selon les plans initiaux.
[iii] Juif résistant, première Médaille Fields française, bourbakiste, prof à l’X à laquelle il redonne un grand prestige. C’est aussi un grand collectionneur de lépidoptères (plusieurs espèces qu’il a découvertes portent son nom), et surtout un militant politique « d’extrême-gauche », quelques temps trotskyste : il a lutté contre les tortures en Algérie, participe aux Comités Vietnam et au « tribunal international Vietnam » créé par Bertrand Russell. Si ma mémoire est bonne (?) il rencontre Ho-Chi-Minh à Hanoï. Son fils avait été enlevé par l’OAS et se suicidera quelques années plus tard.
[iv] Vingt ans après, devant participer au choix d’une méthode de formation à l’anglais pour des salariés d’une grande entreprise, je me souviendrai et je réussirai à convaincre les RH de simplement envoyer ces employés en immersion totale au Royaume-Uni avec une petite mission. Expérience très réussie avec des résultats probants, des employés satisfaits et fiers et … des économies. Par contre, des difficultés administratives pour imputer cela sur le budget formation !
[v] Au sein de ce qui deviendra CCFD-terre solidaire.
[vi] Quelques années plus tard je regretterai que mes enfants ne puissent pas vivre pareilles périodes si formatrices. Les réglementations multiples, l’ineptie confortable du « principe de précaution » appliqué seulement lorsque cela arrange les soi-disant « responsables » et qu’on devrait alors appeler « principe du parapluie » ont considérablement restreint le champ de liberté, particulièrement celui des ados, des jeunes. Bien sûr dans les années 60 ce que nous faisons n’est pas vraiment légal, s’il faut attendre les autorisations rien n’est possible ! C’est important aussi d’apprendre à désobéir, cela me sera particulièrement utile dans mes différentes situations professionnelles.
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