L’après Mai 68
Ma promise et moi quittons donc pendant une quinzaine de jours l’agitation parisienne et la grisaille banlieusarde pour plonger dans l’océan, certes, mais surtout dans la culture bretonne que je n’ai qu’à peine entraperçue à travers les récits de ma future belle-famille, quelques lectures et un très court séjour l’été précédent. Dans le village la tradition et les antiquités côtoient le modernisme. Meubles bretons sculptés et formica. On parle breton à l’épicerie-bar, à la boulangerie, à l’église. L’étudiant parisien de Mai 68 que je représente est très bien accueilli. Comme nous ne sommes que fiancés, il n’est pas question que je puisse dormir dans le penn-ty [[i]] de ma future belle-famille. Chaque nuit je suis exilé à l’autre extrémité du village, dans une maison minuscule, une espèce de tente canadienne en granit, où l’on me fait l’honneur de m’héberger. J’y vais à pieds et en reviens le matin de même, traversant ostensiblement la place du village devant l’église parée de son enclos et son calvaire, afin que tout le monde puisse s’assurer que je respecte la règle, je trouve cela assez drôle…
Partout je ressens la présence de l’histoire, souvent fort ancienne. Mais je constate que les bretons, pourtant fiers de leur folklore, leurs langues et leurs monuments en détruisent trop facilement les traces. Ainsi les antiques dalles de la voie romaine qui aboutit à Quimper par Kerfeuntun sont remplacées par le bitume ; une fontaine sacrée est « réaménagée » au bulldozer, un entrepôt de haches en pierre polie clandestinement démantelé pour être vendu au détail … Pourquoi vous dis-je cela ? Parce que nous ne gardons de notre histoire que ce qui nous intéresse au présent, puis nous en reconstruisons les mythes selon les besoins du moment. Mai 68 n’échappera pas à la règle.
En Août nous réussissons tant bien que mal à réunir famille et amis pour fêter les 25 ans de mariage de me parents. Nous n’échappons pas au récit de la petite fête interrompue par les feldgendarmes allemands qui faisaient respecter le couvre-feu, cela relativise nos petits tracs actuels !
Le 20 août les paras soviétiques investissent l’aéroport de Prague, les chars du Pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie, le président est arrêté, Dubcek destitué. Le printemps de Prague est terminé, le « socialisme à visage humain » enterré.
En septembre, des amis de nos deux familles proposent de prêter de quoi nous loger provisoirement. Dès lors que nous serons mariés, s’entend, pas question de vivre ensemble avant le mariage ! Une pièce au-dessus de leur garage [[ii]], où l’on trouve un lit, une armoire, un petit recoin avec évier et butane pour la cuisine, un poêle à charbon. Pas de WC [[iii]]. Qu’à cela ne tienne.
Nous pouvons préparer le mariage, je fais prolonger mon sursis militaire en précisant que je souhaite partir en coopération en Afrique [[iv]], je sollicite un poste de prof auxiliaire de Maths, je m’inscris à la Fac. Bien que ma licence soit un diplôme de second cycle, elle n’est pas reconnue comme « marchepied » pour la maîtrise, il faut repartir à zéro pour un second cycle. D’une certaine façon c’est une opportunité pour choisir un cursus atypique dans des matières qui m’intéressent davantage … et qui promettent des enseignements en cours du soir. Les cours du soir, voilà un bon acquis de Mai-Juin ! [[v]]
L’Education Nationale me propose un poste au Lycée Jean-Jacques Rousseau de Sarcelles, je commence le 8 octobre. Une bonne vingtaine d’heures de cours notamment en terminales D, B, G, des classes assez chargées (35 élèves), dont les élèves, qui étaient en « vacances » depuis 5 mois, ne sont pas beaucoup plus jeunes que moi. Je dois trouver la bonne distance avec eux, assez proche pour les intéresser en partant de leurs centres d’intérêt, assez éloigné pour garder l’autorité. Personne ne me conseille dans cet exercice d’équilibre. Je me débrouille seul pour trouver les programmes et les livres. Je découvre en même temps que mes élèves certaines matières telles les mathématiques financières. Je suis seul pour tenter de savoir comment enseigner. Seul pour m’organiser. On ne me communique même pas le rythme attendu des contrôles, ni des conseils de classe. Il n’y a pas d’équipe enseignante, tous les profs, quel que soit leur âge, me semblent seuls.
Il y a un an, je m’étais inscrit à cette licence d’enseignement-traquenard pour pouvoir trouver du travail le plus rapidement possible et poursuivre simultanément mes études. La situation au lycée achève de me convaincre de quitter l’enseignement dès que je le pourrais. Je ne sais pas encore que dans quelques années j’exercerai un métier d’ingénieur, certes, mais qu’en parallèle je continuerai à enseigner tout au long de ma vie professionnelle, et au-delà… Ce sera une autre histoire.
J’ai normalement cours samedi 12 octobre, mais je surprends et me fais réprimander en annonçant d’emblée que je ne viendrai pas ce jour-là. Car ce jour-là je monte pour la première et la dernière fois dans la voiture de mon père, pour faire les 300 mètres qui séparent le logement familial de la mairie. « Voulez-vous prendre pour épouse … Oui ! Voulez-vous prendre pour époux … Oui ! ». C’est le mariage, enfin. L’église, qui montre encore les stigmates de la dernière guerre, est pleine de nos familles et d’amis, la messe est concélébrée par mon oncle et plusieurs prêtres amis. Après la fête, notre emménagement est très rapide, une petite valise suffit ! Le lundi matin je suis au Lycée pour enseigner, des élèves (féminines) remarquent immédiatement l’alliance à mon doigt. Le voyage de noce attendra les « grandes vacances » prochaines.
Moins de 6 km me sépare du Lycée. C’est quasiment une heure de trajet, il faut passer par Saint-Denis, changer deux fois de bus avec de longues correspondances, stresser à chaque embouteillage. C’est la banlieue dans toute sa splendide inorganisation [[vi]]. Après les cours au Lycée, aller à la Fac à Jussieu, revenir à Stains, préparer les cours du lendemain pendant la nuit. Avec quatre heures de transport par jour, je risque de ne pas tenir très longtemps. Bien sûr il y a des promesses de construire de nouvelles lignes de train ou de métro, et, mieux encore, de réhabiliter la ligne de train dite « de grande ceinture ». En attendant [[vii]], logiquement, obligatoirement, comme la plupart des banlieusards, nous nous endettons pour acheter une petite voiture, une Simca 1000.
Celle-ci profitera d’une retombée inattendue de Mai 68 : en peu de temps les pavés des rues de Paris – symbole des barricades – sont recouverts de bitume. C’est bizarre comme on a su trouver rapidement des crédits et des procédures administratives rapides pour ces travaux, quand l’amélioration des transports collectifs en banlieue demande des dizaines d’années !
L’hiver arrive, il fait froid. Dans notre nid l’eau ruisselle le long des murs, les draps sont humides. Heureusement nos hôtes nous chouchoutent, ils veillent à ce que le poêle reste allumé en notre absence. En décembre 68 on nous attribue enfin un logement, au 8ième étage de « la tour des étudiants » au Clos St Lazare à Stains. Un palace de deux pièces, neuf, avec – luxes suprêmes – chauffage au plancher, salle de bain et eau chaude ! La petite Simca 1000 suffit au déménagement de nos affaires, sous la neige.
Au début de mai de cette année 68, dans un pays qui se sentait corseté j’étais un étudiant quasiment sans diplôme, dépendant de mes parents, célibataire, sans travail, sans un sous, et d’une certaine manière sans responsabilités. Aujourd’hui nous sommes un couple, une nouvelle famille, nous travaillons, nous sommes bien logés et nous avons même une voiture ! Le pays corseté a fait entendre un peu sa voix. Pas trop fort. Entre la société de consommation que nous dénoncions et l’aventure plus solidaire et coresponsable, il a clairement choisi les vacances et la consommation.
Et je suis toujours étudiant. Travailleur, marié, mais étudiant.
Voilà, ma page perso des « événements de Mai 68 » est tournée. Et aussi les autres pages du grand livre de Mai 68 dans le monde. A part à Tokyo peut-être, les révoltes étudiantes de 68 s’éteignent elles aussi progressivement. Pologne, Brésil, Mexique, New-York, Allemagne de l’Ouest, Italie, Royaume-Unis… Mi-janvier à Prague sur la place Wenceslas, Jan Palach s’immole par le feu. C’était un étudiant. Il voulait la liberté, vraiment la liberté.
Marc
- lien vers le premier épisode de la série #MonMai68
- lien vers le deuxième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le troisième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le quatrième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le cinquième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le sixième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le septième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le huitième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le neuvième épisode de la série #MonMai68
[i] Petite maison bretonne typique.
[ii] J’apprendrai plus tard que par un curieux hasard mes parents avaient démarré leur vie de jeunes mariés dans un petit studio à une centaine de mètres dans la même rue, et que mes grands-parents paternels avaient aussi habité dans cette rue (après 1918, avant que mon grand-père ne construise de ses mains leur propre petite maison), à l’entrée du « Château de la Motte », qui deviendra 100 ans plus tard l’entrée de la médiathèque de Stains.
[iii] Nous utilisons des WC chimiques. Corvée de chiottes tous les dimanches matin au fond du jardin …
[iv] Normalement j’aurais dû être convoqué pour « les trois jours », une période militaire obligatoire pour tous les mâles plusieurs mois avant de « partir au service ». Pour une obscure raison administrative, je ne l’ai jamais effectuée.
[v] Cet acquis sera remis en question quelques années plus tard.
[vi] L’Ile-de-France n’a été réorganisée qu’au début de l’année 68. Les deux départements de la Seine (dont Stains faisait partie) et de la Seine-et-Oise (dont Sarcelles faisait partie) sont supprimés et remplacés, hors Paris, par les trois départements de petite couronne et trois de la grande couronne. Stains est en Seine-St-Denis, Sarcelles en Val d’Oise, les transports sont organisés pour emmener les travailleurs … à Paris.
[vii] La connexion Nord-Sud par le RER, avec une gare à Sarcelles, verra le jour en 1995. La tangentielle Nord avec gare à Stains, empruntant des voies déjà existantes avant-guerre ( !) n’arrive qu’en 2017 sous la forme du T11. Quant au métro, les Stanois l’attendent toujours en 2018, et les projets du « Grand-Paris » démontrent qu’ils l’attendront encore bien longtemps.
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