Mon Mai 68 – épisode 4 – ma vie étudiante avant mai 68

Ma vie d’étudiant

Dès le début de la construction de « la grille » de la fac de Jussieu en 64 quelques chercheurs avaient alerté sur les dangers de l’amiante, qui est généreusement projeté par flocage sur tous les plafonds, sans aucune protection. Un premier « comité amiante » est créé en 1966 il me semble, livrant une bataille d’information [[i]]. En tout cas nous autres étudiants subissons les travaux permanents. Plus que les cours de Maths ou de Physique, je garderai longtemps le souvenir de la foule, de la poussière et du bruit, dès le matin dans le bus et le métro, puis dans les amphis et les salles de TD, à midi au restau-U ou au café, et encore foule et bruit du métro et du bus le soir. En rentrant à la maison pourtant, pas question de se doucher : nous sommes sept à la maison, il n’y a pas de salle de bain, juste un seul  point d’eau dans le coin « cuisine » qui n’est séparé de la salle commune que par un rideau. J’étudie sur un meuble secrétaire que mon père a bricolé, dans « ma » chambre, une pièce de passage que je partage avec un de mes frères et … un vieux piano qu’utilisent frère et sœur, encore une source du bruit subi ! Nous n’avons pas de télé, pas de voiture, pas de téléphone qui reste encore rare à l’époque. Mes parents se sont équipés patiemment d’abord d’une machine à laver, indispensable dans une famille de sept personnes, et plus récemment d’un réfrigérateur. Le chauffage est assuré par un poêle-cuisinière en fonte situé dans le coin-cuisine, il fonctionne au charbon que nous allons quotidiennement chercher dans la cave non éclairée. [[ii]]

Le midi je délaisse parfois le sandwich au café – encore un lieu bien bruyant !-, je me rends au Jardin des Plantes tout proche, je salue « nonoeil », un éléphant de mer borgne qui tourne dans son petit bassin circulaire, et je m’installe sur un banc pour étudier ou discuter avec quelques copains. Une fois ou deux nous pouvons pousser jusqu’à la mosquée pour prendre le café et admirer l’architecture.

Nous formons progressivement un petit groupe de copains et copines qui fréquentons à peu près les mêmes cours. Nous nous entraidons, et nous échangeons sur bien des sujets. Je commence à prendre plaisir à travailler en groupe, même si, matériellement, c’est assez difficile. Nous commençons à nous spécialiser. Je prends conscience de ma position un peu particulière au sein du groupe : mes camarades ont des parents professeurs, ingénieurs, cadres, responsables d’entreprise [[iii]]. Ils habitent Paris ou des banlieues que je juge « bourgeoises » [[iv]] qui n’ont rien à voir avec Stains, ils ont fréquenté des établissements scolaires nettement plus prestigieux. Pour autant le groupe est culturellement diversifié, nous sommes catholiques, protestants, juifs, athées [[v]], mais pour la plupart engagés soit politiquement, soit dans des groupes de jeunes, ou d’entraides. Nous parlons assez souvent de manière naturelle – et certainement naïve, quoique … – de la manière dont on pourrait changer le monde pour l’améliorer !

Je me sens un peu écartelé entre deux mondes, deux groupes de copains tellement différents : ceux de Stains, avec qui je partage loisirs et vacances, et ceux de la fac avec qui je partage le travail d’études.

Contrairement à moi, ceux-ci ont une vision assez claire de leur avenir. Beaucoup veulent devenir professeur, deux choisissent l’informatique au sein de l’institut de programmation créé depuis 3 ans. Finalement, et bien que je ne souhaite pas du tout faire carrière dans l’enseignement, je décide de m’orienter vers la toute nouvelle « licence d’enseignement de mathématiques » qui va s’ouvrir à la rentrée 67, qui me permettrait au bout d’un an d’obtenir un poste de Maître auxiliaire et de poursuivre d’autres études.

Tous nos projets d’avenir doivent tenir compte du Service Militaire. Passée à 24 mois après la guerre d’Algérie, sa durée est progressivement ramenée à 18 mois, puis 15 mois. Le Service militaire est vu comme une longue période d’ennui, de gâchis et de réalisations absurdes. Cependant les étudiants peuvent obtenir un sursis d’un an renouvelable avant de partir à l’armée, ouvrant la possibilité d’une alternative au Service Militaire sous la forme d’un engagement de deux ans minimum « en coopération » dans un pays en développement. Ainsi mon frère aîné part en 1966 pour le Liban. Pour ma part j’envisage une coopération en Afrique comme professeur, car je ne doute plus d’obtenir ma licence. Cette option satisfait aussi une demoiselle qui vînt nous aider au cours des « campagnes contre la faim » à Stains. Elle travaille à Paris, rue Saint-Dominique. Le soir je fais de plus en plus souvent la remontée du Boulevard Saint-Germain, à pieds bien sûr, pour la retrouver à la sortie de son bureau.

Beaucoup des cours de licence sont une révélation pour moi, notamment la logique mathématique, l’histoire des mathématiques arabes, la programmation, la théorie axiomatique des ensembles. Je parviens à me procurer certains livres. Ceux des éditions MIR, traduits du russe, sont des merveilles de pédagogie. Un autre livre, américain, me semble coûter une fortune et m’oblige à apprendre un minimum d’anglais. Parfois je reste plusieurs jours sur une seule page. Les résultats de mes « partiels » sont très bons …

Nous nous fiançons officiellement en Mars 1968.

Or c’est en mars 68 que débute véritablement la révolte de Mai 68 [[vi]]. Ma petite histoire se mêle à l’Histoire. Mais celle-ci, l’Histoire avec un grand H, n’est-elle pas la somme de millions de petites ?

Marc

[i] Il faudra attendre bien des années avant que l’état ne reconnaisse la nécessité du désamiantage, la fac sera alors presque achevée. Le coût sera exorbitant, et les étudiants seront encore privés de salles pendant de longues années de travaux ! En 2017, cinquante ans après, l’aspect juridique ne sera pas encore tout à fait clos, aucun des responsables de l’amiantage ne sera condamné.

[ii] Nous habitons alors dans un immeuble HLM de la « cité-jardin » de Stains, construite entre 1927 et 1935. A partir des années 2010 cette cité sera rénovée – c’était déjà urgent lorsque nous y habitions !-. Classée, elle  fera l’objet de visites touristiques dès 2017 !

[iii] A la fin des années 60’ il y a environ 5 % d’enfants d’ouvriers parmi les étudiants. Nous pensions tous que ce chiffre ne pourrait qu’augmenter progressivement. Mais 50 ans plus tard l’écart se sera creusé, 1 % des étudiants environ proviendront de familles ouvrières. Tout en sachant que ce chiffre n’est pas à lui seul représentatif du phénomène, tout indique que « l’ascenseur social » que représentent les études supérieures est en très mauvais état !

[iv] Certains de mes copains vivent en banlieue ouest, à St Germain en Laye, à Courbevoie, Argenteuil, etc. A la vérité bien des villes de banlieue me paraissent plus bourgeoises que Stains.

[v] Il n’y a pas ou presque pas de musulmans dans nos classes. Les enfants issus de familles magrébines sont encore peu nombreux, et bien rares ceux qui atteignent un niveau d’études supérieures.

[vi] Les journalistes disent « les événements de mai 68 » tout comme ils parlaient il n’y a pas si longtemps des « événements d’Algérie ».

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