La résistible montée de l’agitation : mars avril 68
Fin mars nous sommes informés d’une agitation croissante à l’Université de Nanterre, particulièrement dans le Département de Sociologie. Je ne suis pas étonné puisque depuis des années nous vivons partout en France des conditions d’études assez difficiles. L’Université de Nanterre est récente, située « au milieu de bidonvilles » [[i]], il me parait légitime que les étudiants aient envie que cela change ! On commence à parler d’un « meneur » des « agités », un allemand roux : Daniel Cohn-Bendit, qu’on nous présente comme « gauchiste ». Il serait à l’initiative du « mouvement du 22 mars » qui prône la révolte pour obtenir des enseignements plus modernes et des conditions d’études décentes.
En avril, pour gagner un peu d’argent je pars une quinzaine de jours encadrer une colonie de vacances à Chatel, en Haute-Savoie. J’ai la responsabilité d’une douzaine de jeunes filles de 12 à 14 ans qui vont faire du ski. C’est la seconde fois que je monte sur des skis [[ii]] mais je dois par deux fois redescendre sur mon dos une de ces demoiselles qui s’est abimé un genou car les moniteurs de ski refusent de s’en occuper [[iii]]. Je découvre un milieu snobinard que je ne connaissais pas, plus préoccupé de mode vestimentaire et de frime que de sport, de nature … et encore moins des problèmes estudiantins en France et à l’étranger.
Pourtant le monde semble saisi d’une fièvre estudiantine contagieuse. Aux USA, Martin Luther King vient d’être assassiné, des étudiants meurent pour la reconnaissance des droits civiques. En Italie des étudiants occupent des Facs à Rome, et le mouvement s’étend. En Tchécoslovaquie, les étudiants accompagnent le « socialisme à visage humain » d’Alexander Dubček, Secrétaire du PC, qui avait été élu en janvier. En Pologne, en Allemagne aussi, des universités sont agitées de divers mouvements. Les étudiants demandent plus de libertés et la possibilité de faire des études qui ne soient pas seulement destinées à fabriquer des commerçants et des consommateurs, mais qui donnent des moyens de réfléchir par nous-même et de construire une autre société. La « société de consommation » est mise en question.
Fin avril, après la reprise des cours, ce sont les examens partiels, qui se déroulent très bien pour moi. Je suis confiant dans la réussite future en juin, ce qui m’assurera de trouver du travail pour faire vivre notre futur ménage … et poursuivre des études. L’avenir semble s’ouvrir.
Le 1er Mai nous piqueniquons en forêt avec des copains de Stains.
Le lendemain 2 mai nous apprenons presque incidemment que suite à l’agitation estudiantine l’université de Nanterre a été fermée ! Loin de calmer les esprits, l’agitation gagne immédiatement Paris dont les étudiants de Nanterre se sentaient exclus, « banlieusardisés ».
Une manif est organisée à la Sorbonne le vendredi 3 mai pour protester contre la fermeture de Nanterre, qui est l’exact contraire de ce que veulent la plupart des étudiants : pouvoir étudier ! L’UNEF sous la direction de D. Sauvageot rassemble des troupes. La manif est soutenue par le SNESup [[iv]]. L’ambiance est tendue, la RATP fait grève ce jour, il faut rentrer le soir à pieds des portes de Paris [[v]] !
Le préfet de police Maurice Grimaud fait intervenir assez durement la force, gardes mobiles et CRS.
A l’issue de la manifestation du 3 mai à la Sorbonne et des heurts qui suivent les informations officielles sont pour le moins incohérentes : il n’y aurait eu que 400 manifestants étudiants, mais plus de 500 arrestations et de nombreux blessés dont d’éminents professeurs d’université, matraqués ou gazés par les grenades lacrymogènes. C’est évidemment l’escalade, et la construction des premières barricades à Paris. La Sorbonne à son tour est fermée.
Il y a donc maintenant plusieurs raisons supplémentaires de manifester : aux revendications précédentes (pouvoir étudier !) qui auraient pu se résoudre par une écoute institutionnelle, s’ajoutent maintenant la réouverture des Universités, en premier lieu maintenant la Sorbonne bien plus symbolique que Nanterre, et la libération des manifestants arrêtés. L’ORTF, totalement contrôlé par l’État, ne parle que de « casseurs ». Mais j’ai beaucoup de mal à croire que mon prof de Logique, qui présente sur le crâne une plaie avec plusieurs points de suture, et qui tient à poursuivre les cours, soit uniquement animé du désir de casser ! Bien sûr je ne suis pas dupe, je sais depuis quelques années maintenant que des « groupuscules » (comme disent les journalistes), de gauche comme de droite, jouent la provocation. Je suis stupéfait, je ne comprends pas l’attitude du gouvernement qui entretient l’amalgame et veut faire passer tous les étudiants pour des bourgeois privilégiés agitateurs d’extrême gauche.
Autour de moi la plupart des étudiants sont dans le même état d’esprit : d’un côté nous voulons terminer notre année d’études avec un diplôme en poche, et donc nous souhaitons le calme pour étudier, réviser pour les examens finaux ; d’un autre côté nous ne pouvons pas accepter la répression policière qui nous parait injustifiée et il nous semble qu’enfin nous avons l’opportunité de faire entendre ces rancœurs accumulées depuis des années de difficultés, d’inégalités, de manque de liberté. Et maintenant l’injustice.
Les discussions à la maison deviennent un peu difficiles. Mon père, policier, ne décolère pas que les manifestants crient « CRS SS ». Il est très inquiet, à la fois pour nous ses enfants et aussi pour lui-même et ses collègues. Lui et mon futur beau-père, gaulliste militant [[vi]], attendent beaucoup du « grand Charles » (de Gaulle). Celui-ci semble laisser son gouvernement gouverner, mais le premier ministre George Pompidou est en voyage.
Marc
- lien vers le premier épisode de la série #MonMai68
- lien vers le deuxième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le troisième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le quatrième épisode de la série #MonMai68
[i] Les différents bidonvilles de Nanterre ont compté jusqu’à plus de 10 000 personnes, beaucoup de familles algériennes.
[ii] Ce sont des skis longs, la fixation à l’aide de câbles d’acier permet d’utiliser mes chaussures de marche. Il faut les régler à l’aide d’un tournevis.
[iii] Il n’y a aucun moyen de communication vers un quelconque centre de secours. Les téléphones portables seront inventés bien des années plus tard !
[iv] Syndicat National de l’Enseignement Supérieur, dont je connais un peu le sévère secrétaire général Alain Geismar, il était l’an dernier l’assistant de physique qui nous faisait faire les exercices de Mécanique statistique, Relativité, Mécanique Quantique…
[v] Une des raisons de cette grève RATP était-elle de limiter le nombre d’étudiants à Paris ce jour-là ?
[vi] Engagé volontaire très jeune, mon beau-père avait débarqué en Provence, fait la campagne de France et d’Allemagne, terminé la guerre au Cabinet du Général de Gaulle.
Soyez le premier à commenter