Les barricades
Le dimanche 5 mai, la sortie de la messe est plus agitée que d’habitude. Nous discutons bien sûr des « événements » de la Sorbonne. Yves, un de nos amis est un jeune chercheur du labo d’optique de Jussieu. C’est un catholique pratiquant ouvertement « gauchiste ». Il a participé à la manif du 3 mai et raconte. Jeunes et moins jeunes, étudiants, apprentis ou travailleurs, tous plus ou moins incrédules, discutent, échangent en toute amitié. Toutes les opinions politiques et syndicales sont ici représentées, y compris le Parti Communiste dans la personne d’un jeune diacre. L’emploi de la violence, qu’elle soit due à la révolte ou institutionnelle, est globalement réprouvée. Tous cherchent à comprendre.
La semaine du lundi 6 au vendredi 10 est évidemment très agitée. A Jussieu les cours continuent, parfois même « renforcés » : des enseignants prennent des libertés avec les programmes. Les cours sont souvent suivis de réunions, d’AG. On discute. Pourrions-nous être de bons cadres ou de bons profs si on n’a jamais travaillé en usine ? On crée des Comités plus ou moins éphémères, on écrit des motions, on échange avec des étudiants d’autres disciplines. On vote : « plus d’examens, tout le monde doit être reçu, nous sommes tous égaux ». Pas d’accord, ça ne passe pas. « Mais on ne peut tout de même pas continuer avec ce système qui ne cherche qu’à sélectionner ? » Alors quelqu’un propose de supprimer les mentions : recalé ou reçu sans mention, sans autre alternative, c’est voté ! Nous sommes quelques-uns désemparés, car grâce à nos bonnes notes de partiels nous sommes déjà virtuellement reçus et nous pouvions viser des mentions élevées, gages d’accès plus facile à l’emploi.
En même temps la vie continue, même si elle commence sérieusement à se désorganiser. Certains de mes copains préparent leurs mariages, prévus après les examens de juin. Ma fiancée et moi visons plutôt la rentrée de Septembre – Octobre, je me préoccupe de demander un logement à l’Office HLM. Le siège est à Paris, toutes les démarches se font en se déplaçant (aux heures d’ouverture, qui correspondent évidemment aux heures de cours !) et en remplissant et fournissant des papiers. Mais nous ne sommes ni mariés ni même « concubins notoires », je n’ai pas fait mon service militaire, je n’ai pas de travail salarié et ma fiancée est encore mineure : « vous devrez attendre plusieurs années » me dit la dame au guichet. « Mais pour accélérer le dossier, vous pouvez mettre un bébé en route ».
A la fac les discussions s’accélèrent. Des tracts sont distribués en grand nombre, des affichettes apparaissent sur murs et vitrines, incroyablement bavardes ou réduites à un slogan, certaines sont manuscrites. Des gens, étudiants ou non, prennent la parole dans la fac ou dans la rue, comme souvent Place Jussieu. A cet endroit et dans la fac, même si on ressent l’agitation, il n’y a pas de bagarre, l’ambiance générale est plutôt bon enfant et l’humour s’épanouit. Par contre vers l’Odéon je rencontre d’anciens copains de Lycée, étudiants en médecine et biologie, qui sont « obligés de faire le coup de poing» contre ceux d’Occident « qui viennent d’Assas ».
Je prends conscience de l’incroyable diversité des opinions et engagements politiques qui, s’affranchissant des structures établies par « les vieux » partis, syndicats et mouvements organisés, fleurissent brusquement en ce printemps. Les « groupuscules » se font et se défont, passant de la coopération au conflit, et réciproquement, à une vitesse hallucinante ! Alors que le marxisme semble une référence incontournable, je ne comprends pas, – non, en fait j’ai peur de trop bien comprendre- les subtiles conflits idéologiques et stratégiques de hommes dans ces partis, groupes et groupuscules qui vont des « gauchistes » Trotskystes, Maoïstes, Léninistes, Communistes Révolutionnaires … jusqu’à la gauche plus « modérée » communistes, PSU, FGDS, « Convention » Mitterrandienne, etc.
On débat des situations internationales qui servent d’arguments : Vietnam bien sûr, Grèce où les Colonels ont institué une dictature, Israël qui a surpris le monde l’année précédente en déclenchant « la guerre des 6 jours », Chine où se déroule la Révolution Culturelle et les exactions des gardes rouges et où Mao est peut-être en train de perdre le pouvoir, Cuba en plein désastre économique, Amérique Latine où les révolutions échouent, Che Guevara a été tué en Bolivie l’an dernier, Mexique où la dictature militaire tue les étudiants, l’Afrique qui n’en finit pas de se décoloniser, etc.
Et les cours continuent. Et on y prend de plus en plus plaisir ! L’ambiance avec la plupart des enseignants est bien meilleure, elle devient même très agréable. L’hostilité politique contre l’Université, telle que nous la ressentons à travers les radios, qui jouent un rôle de premier plan, les journaux, et la télé d’état, ainsi que les discussions libres créent un esprit de cohésion. Je m’aperçois à quel point des enseignants se sentent corsetés, dévalorisés, à quel point l’institution universitaire ne fonctionne que par leur engagement désintéressé, à quel point l’administration et le mandarinat sont pesants, stérilisants. « Ouvrons les fenêtres » demandent-ils. Nous discutons de propositions pour réorganiser l’Université : décentraliser, autonomiser, croiser les disciplines, s’ouvrir ! Des tracts proposent « d’ouvrir l’Université à davantage de fils d’ouvriers » [[i]]. Dans une réunion je propose qu’elle s’ouvre aux ouvriers eux-mêmes, mais on me regarde bizarrement.
Cependant c’est un fait : chez les étudiants on parle de plus en plus du monde du travail, et dans les entreprises et administrations on parle beaucoup, beaucoup des étudiants.
Du côté des instances politiques et syndicales, c’est un grand jeu extrêmement dynamique que j’ai bien du mal à suivre. L’information arrive toujours de manière décalée, même si les radios multiplient les « directs », quelques étudiants écoutant de temps en temps leur « transistor » [[ii]] et transmettant les infos importantes. Les enjeux officiels se multiplient et s’entrecroisent : réouverture de la Sorbonne et de Nanterre, sanctions contre les « meneurs » de Nanterre, libération des étudiants « casseurs » arrêtés, etc. Les organisations syndicales et politiques de gauche hors communistes se concertent plus ou moins, chacune se méfiant des autres et toutes du PCF, elles tentent de rattraper le mouvement en organisant des manifs qui finissent toutes en attirant forces de police et « casseurs ». Les « maoïstes » semblent se distinguer et investir les usines, les lieux de travail. C’est assez chaotique.
En milieu de semaine, des syndicats étudiants, enseignants et autres travailleurs organisent leur rassemblement quotidien à Jussieu. L’amphi est bondé, il y a beaucoup d’orateurs, certains expliquent la stratégie à suivre, d’autres débitent un sermon idéologique, un prof tente de nous convaincre de terminer nos études au plus vite ! Il me semble que Daniel Cohn-Bendit est présent et appelle à une manifestation « pacifique ». Ce gars parle bien, il explique, les autres procèdent par injonctions. La sortie Jussieu est noire de monde, je préfère tenter les Fossés Saint-Bernard pour essayer de rejoindre ma fiancée à l’autre bout du boulevard St Germain. Mais on signale des heurts Rue du Cardinal Lemoine, et je vois des forces de police sur le quai de la Tournelle. Tant pis pour le boulevard, ça ne me parait pas raisonnable de « traverser les lignes », je veux franchir la Seine sur le pont Sully, mais on m’en dissuade. Effectivement très vite retentissent les tirs de grenades lacrymogènes, lancées avec les fusils, et les cris des manifestants. C’est très impressionnant. Malgré la distance le gaz pique les yeux. Je me souviens des conseils : on doit mettre un mouchoir mouillé imprégné de jus de citron sur le nez. Je n’ai ni citron ni eau ! Je pars vers Austerlitz en longeant le Quai St Bernard. Jusque dans le métro les gens m’interrogent pour savoir comment cela se passe. C’est curieux, les parisiens habituellement individualistes, insensibles à ce qui se passe autour d’eux, deviennent sociaux, voire bavards ! Métros et bus sont un peu désorganisés, je fais beaucoup de marche à pieds ce jour-là pour rentrer à la maison à Stains … non sans passer voir ma fiancée bien sûr.
Le lendemain j’aurai des explications contradictoires sur le déroulé des événements. Les traces de la casse sont encore bien visibles, il n’y a plus de grilles aux pieds des arbres et je comprends mieux le slogan « sous les pavés, la plage », tant le sable s’offre à la vue des passants. Il y a eu des blessés des deux côtés, une salle de la fac a servi d’infirmerie et on m’assure que des CRS ont été aussi bien soignés que les étudiants.
Chaque jour, ou plutôt chaque nuit il y a des heurts avec la police, des débuts de barricades : les manifestants d’un côté, les forces de l’ordre de l’autre, peaufinent leurs tactiques et leurs outils. Des tracts sont distribués pour donner des conseils, défensifs d’abord (casque, foulard, bonnes chaussures, citron et carbonate de sodium…) puis offensifs : fabrication de lance-pierres (ça je connais déjà !), manière de fabriquer et de lancer des cocktails Molotov… Il est évident que les choses s’enveniment. Il semble que les sympathies des parisiens sont plutôt du côté des étudiants, et on peut penser que c’est toute la population française qui les soutient. Des lycéens se joignent aux étudiants, les ouvriers et employés débordent leurs syndicats qui, pour ne pas perdre la maîtrise de leurs troupes, décident de grèves plus ou moins sporadiques, plus ou moins organisées. Les esprits s’échauffent de plus en plus.
Des cours continuent tant bien que mal à Jussieu.
Et après la manifestation dans l’après-midi du vendredi 10 mai, et toute la nuit qui a suivi, la confrontation devient extrêmement sérieuse. On l’appellera « la nuit des barricades » comme s’il n’y en avait eu qu’une seule, il s’agit de véritables combats de rue qui se déroulent dans plusieurs endroits de la capitale mais aussi en province. Les centrales syndicales décrètent la grève générale, le mot d’ordre suit l’action plutôt qu’elle ne la précède. En plagiant Jean Cocteau ; ces choses-là les dépassent, ils feignent d’en être les auteurs.
Marc
- lien vers le premier épisode de la série #MonMai68
- lien vers le deuxième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le troisième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le quatrième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le cinquième épisode de la série #MonMai68
[i] A l’époque il y a environ 5 % de « fils d’ouvriers » dans l’enseignement supérieur. C’est plus qu’en 2018, mais la proportion d’ouvriers dans la population totale est bien plus élevée en 1968. L’utilisation presque systématique du masculin est caractéristique (ce sont les « fils d’ouvriers » alors qu’on pourrait dire les « enfants d’ouvriers » !)
[ii] On devrait dire « appareil radio à transistors », mais l’usage du mot transistor s’est imposé.
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