Grève générale
Georges Pompidou rentre d’Afghanistan et ordonne la réouverture de la Sorbonne pour apaiser les esprits. Elle est aussitôt « occupée », ainsi que des facs de province, par des factions qui se disputent la direction du Comité d’Occupation. La Sorbonne devient un quartier général grouillant jour et nuit de centaines d’étudiants et autres manifestants, mélange d’organisation et de chaos : la vie en somme ! On comprend le rôle crucial de l’information, on écrit, on publie, on tracte, on affiche. A l’école des Beaux-Arts on produit des affiches percutantes, monocolores, des œuvres d’art qui deviendront célèbres. Chacune est tirée à plusieurs milliers d’exemplaires en sérigraphie, sur du papier journal « détourné » parait-il par des ouvriers du livre grévistes.
Partout, je veux dire partout où je vis, à Paris et à Stains, l’atmosphère est un curieux mélange, fait d’anxiété qui produit de l’humour, d’un sentiment de liberté qui enivre, de rencontres inattendues qui interrogent, de découverte des autres et de soi-même, d’un sentiment d’accéder à une forme de liberté et de pouvoir, d’accélération du désir d’apprendre, de comprendre, du besoin d’information, de camaraderie vite partagée qui engendre aussi la méfiance.
Lundi 13 mai. J’ai 22 ans aujourd’hui, je réussis à aller à la fac.
La grève « générale » étudiants-ouvriers s’enclenche et s’étend progressivement les jours suivants, de manière plus ou moins spontanée. La situation des transports est chaotique et changeante, si bien que l’on ne peut pas savoir si les absences dans les usines et les écoles sont volontaires ou non. De même qu’on ne peut pas préjuger que ceux qui se déplacent sur leur lieu de travail ou d’études font l’effort de venir pour tenter de travailler ou au contraire pour tenter de bloquer et d’étendre la grève !
Progressivement l’essence pour les voitures se raréfie, multipliant les difficultés de transport. On s’adapte, on marche beaucoup à pieds, on sort les vélos. Pour rejoindre ma fiancée et rentrer le soir avec elle je parcours, à pieds bien sûr, le chemin de Jussieu à Solferino en utilisant différents itinéraires, et je vois les traces des échauffourées. Je suis surpris de la casse au niveau des étages de certains immeubles, des appartements ont été abimés. En milieu de semaine ma fiancée est autorisée, et même incitée par son chef de service à rentrer plus tôt parce qu’on annonce l’arrêt complet des bus, métros, trains, mais elle ne peut pas me prévenir. Je fais un peu le pied de grue, puis je rentre comme je peux.
A la Fac, nous, étudiants et enseignants sommes en grève formellement depuis déjà plusieurs jours. Certes les cours ont cessé, cependant dans certaines matières on se met à étudier « autrement », et je trouve cela très intéressant. En particulier je découvre des aspects insoupçonnés (par moi) de la logique mathématique. On confronte nos points de vue sur l’usage des « mathématiques modernes ». La mode de l’époque est de vouloir généraliser dans l’enseignement secondaire, voire primaire ( !), un système de notations abstraites soi-disant universel, nommé « théorie des ensembles [[i]] » pour le grand public. Les questions que nous posons, qui font débat depuis quelques années et le feront encore longtemps, est de savoir si on peut enseigner « directement » des savoirs et raisonnements abstraits chez des jeunes ou des moins jeunes sans les ancrer sur des pratiques concrètes préalables. On discute aussi de l’enseignement de l’informatique, qui n’est présent dans notre licence que par le biais de l’analyse numérique sous forme de programmes informatique en ALGOL. On réclame des suppléments sur l’histoire des mathématiques, le chapitre sur les mathématiques arabes nous ayant ouvert des horizons vers des sciences humaines. On le voit, la grève n’est pas pour nous synonyme d’oisiveté. Au contraire les échanges, de plus en plus actifs, dépassent le cadre des programmes initialement fixés. Et puisque ces questions nous passionnent on ne peut que remettre en question les méthodes et l’efficacité de l’enseignement traditionnel.
Bref, nous sommes de plus en plus persuadés qu’il faut réformer en profondeur tout l’enseignement des mathématiques. Et à quelques-uns nous nous mettons au travail (!), nous formons rapidement un petit groupe qui s’intéresse à la logique, sous la houlette d’un enseignant. Nous nous voulons « ouverts », près à intégrer des éléments venus d’autres disciplines.
Beaucoup de portes s’ouvrent, on essaye d’échanger, on se découvre les uns les autres.
Yves m’invite à visiter le labo d’optique. Il me présente un gros laser refroidi à l’eau appelé le grand Shadock car le circuit fuit, il faut pomper [[ii]]. Le labo est situé près du secrétariat de Mathématiques, mais les portes, jusqu’à maintenant, restaient fermées, étanches … contre les « débordements » des disciplines scientifiques.
Dans la rue, dans les transports, des gens qui ne se connaissent pas commencent à se dire bonjour, à discuter des « événements ». Devant les difficultés de transport, des gens s’entraident …
Je suis quand même très inquiet : les dates des examens approchent, de longue date prévus les 4 et 5 juin prochain…
Marc
- lien vers le premier épisode de la série #MonMai68
- lien vers le deuxième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le troisième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le quatrième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le cinquième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le sixième épisode de la série #MonMai68
[i] Il s’agit tout au plus de manipuler des concepts booléens. Les théories des ensembles sont en réalité des constructions abstraites assez complexes qui posent des questions épistémologiques de fondement des mathématiques.
[ii] Depuis fin avril la télé (il n’y a qu’une seule chaîne, elle peut diffuser en couleurs depuis quelques mois mais il y a encore très peu de récepteurs couleurs) diffuse « les Shadocks », une série d’animation qui connait immédiatement un grand succès. Et les shadocks pompaient. Nous n’avons pas la télé à la maison, mais j’essaye de me trouver soit chez ma grand-mère, soit chez mes beaux-parents le soir à l’heure de la diffusion pour ne pas rater les shadocks.
1 Rétrolien / Ping