Mon MAI 68 – épisode 8 – du 20 au 30 mai 68

La France à l’arrêt

Lundi 20 mai. Cette fois, plus aucun transport ne fonctionne, et l’essence manque presque partout. Impossible de se rendre à Paris.

Les usines s’arrêtent, les entreprises ferment leurs portes. Des grévistes jubilent. Mais les porte-monnaie des ménagères se vident, les commerçants ne sont plus approvisionnés, il faut s’organiser autrement. Ma grand-mère, qui entretient un petit jardin ouvrier derrière notre immeuble, nous ravitaille en légumes et fruits.

Mon père ne peut pas faire grève car il est policier. Mais il lui faut trouver un moyen de transport, il doit se rendre  Boulevard Saint-Marcel (à 15 km) tous les jours ou presque, à des horaires décalés qui le fatiguent beaucoup. Depuis quelques années il a bien une voiture que lui a vendue, pour ainsi dire donnée, un ami. C’est une « traction avant » qui fait un peu pièce de musée, mais surtout qui consomme de l’essence que l’on ne trouve plus. Son frère lui donne une motocyclette Peugeot bleue, 50 cm3, et déjà bien usée. Trente kilomètres chaque jour, heureusement la circulation est réduite, la consommation plus raisonnable. Même s’il n’est pas « dans la rue » mais aux Services Techniques, mon père est évidemment très inquiet de la situation, tant familiale que politique et professionnelle. Chez « les flics » c’est assez tendu, les policiers sont partagés. Que se passerait-il s’ils étaient amenés à frapper des jeunes qui peuvent être leurs enfants ? Et s’il y avait des morts, comme on le redoute chaque jour ? Mon père participe activement à une association de policiers chrétiens qu’il a, je crois, contribué à fonder il y a quelques années : Police et Humanisme [[i]]. Leur réflexion collective, leurs prises de position l’aident beaucoup.

Les grèves s’étendent. Mais il y a grève et grève. Mon beau-père, qui est cadre dans une entreprise sidérurgique, est prié par sa Direction de constituer avec ses collègues un syndicat maison et … de rejoindre immédiatement le Comité de grève ! Les patrons prennent leurs précautions …

Malgré les difficultés je cherche des moyens pour me rendre à la fac. Mon père ayant sa mobylette, son vieux Solex reste disponible. Il n’a pas fonctionné depuis pas mal de temps, je le bricole et … voilà c’est parti ! Pas longtemps. Le moteur s’arrête assez souvent. Le carburant adéquat, la solexine, manque. Je bricole aussi du carburant sur les conseils d’un ami, mais il faut que je me rende à l’évidence : je ne pourrai jamais faire l’aller-retour jusqu’au centre de Paris sans risquer au mieux la panne, au pire l’explosion du moteur !

Un jour Yves me propose de m’emmener dans sa Vespa 400, une petite voiture à 2 places très légère (on peut la déplacer assez facilement en la soulevant à la main, à deux ou trois personnes) qui consomme peu. Sa légèreté et maniabilité sont appréciables dans la traversée du quartier latin, où il faut éviter des obstacles, rouler sur « la plage » parsemée de pavés, monter sur les trottoirs … Arrivés à bon port –mais pas forcément par le chemin le plus direct – à Jussieu, il y a peu d’étudiants, hormis quelques groupes qui ne sont pas forcément là pour étudier. Les secrétariats sont déserts, c’est très difficile de trouver de l’information.

L’information ! Voilà bien le problème ! Au niveau national, les journaux ne paraissent plus ou ne sont pas distribués. Le « direct » est affaire de radios, essentiellement les radios « périphériques » que sont Europe N°1 et Radio Luxembourg. Leurs reporters tentent d’être présents au plus près des « événements » les plus sensationnels, c’est-à-dire les manifs, les barricades, ce qui crie, qui fait du bruit, qui bouge. C’est dire qu’une grande part de ce qui se passe en profondeur, les cours qui ont pris une autre forme, les rencontres interdisciplinaires ou entre étudiants et ouvriers, les CRS qui se sont fait soigner à la fac, tout cela passe à la trappe de l’information. Or nous sentons bien que l’information est un des nerfs du « combat ». Les tracts, les affiches, les journaux ne suffisent pas, loin de là. Si bien que germe une idée chez des physiciens de Jussieu : construire une nouvelle station de radio, utiliser la structure métallique des bâtiments de Jussieu pour en faire une grande antenne qui pourrait arroser la région parisienne. Mais l’antenne ne suffit pas, outre d’autres matériels  il faudrait des journalistes …

Le 22 mai des radios annoncent 7 millions de grévistes déclarés en France. Les dirigeants syndicaux seraient débordés par les Comités de grève. D’après ce que j’avais vu c’est très vraisemblable, mais on ne peut pas être sûr que cette info n’est pas seulement destinée à affaiblir les syndicats.

La vie pour nous a pris une toute autre tournure. Nous ne pouvons ni travailler ni étudier. Ma fiancée termine les finitions des robes des demoiselles d’honneur du mariage d’une collègue, mais comment lui faire parvenir ? Nous pensons aussi aux amis de la fac qui doivent se marier en juin, à l’inquiétude qui doit être la leur. Nous-mêmes commençons à organiser notre propre mariage, prévu pour septembre ou octobre.  Nous allons aussi faire de grandes promenades dans Stains, tout n’y est pas très joli, loin de là, mais le soleil et les fleurs donnent un air de fête permanente. Nous essayons de profiter de ces moments calmes qui nous sont imposés. Nous voulions changer le monde, nous voilà isolés, presque impuissants.

Il nous semble que toute la France est figée dans cet état de vacance léthargique forcée pour les uns, de combat syndical et politique pour les autres, et cette coupure entre les uns et les autres m’inquiète.

J’organise une rencontre entre jeunes à Stains. Je souhaite qu’ils puissent s’exprimer, échanger, tenter de se comprendre au-delà des clichés véhiculés par la presse, les syndicats, les partis politiques. Il y a peu d’étudiants. Je préviens le cercle de mes copains, plutôt centré autour de la paroisse catholique. Mais j’arrive aussi à contacter et intéresser des jeunes qui fréquentent plutôt la MLC, où les Jeunes Communistes tiennent une place prépondérante. J’ai l’objectif de pouvoir dégager au moins une action commune. Nous nous réunissons dans la salle paroissiale, j’ai fait disposer un cercle de chaises et bancs, pas de table pour un contact visuel plus direct. Quelques adultes sont présents, mais surtout plusieurs dizaines de jeunes se sont déplacés, c’est déjà une petite victoire. Cependant nous partons de loin. Il me semble que le groupe des Jeunesses Communistes est organisé. Je vois à leurs regards que toutes leurs paroles, tous leurs gestes semblent soumis à l’approbation de leur austère Secrétaire. Elle a mon âge, elle est politique, elle est rodée à la prise de parole, elle est très méfiante. En réaction, beaucoup des jeunes que je connais bien freinent leur parole, me regardent de plus en plus. La dynamique reste assez bipolaire, je n’arrive pas à dégeler complètement la situation. Je voudrais que l’on puisse libérer la parole, que l’on monte une action commune non politicienne, même symbolique, il faudrait pour cela d’autres échanges et un peu d’imagination. La Secrétaire des Jeunesses Communistes argumente pour une action classique, politique. Elle propose d’organiser elle-même la suite, ce que je ne peux refuser. J’ai perdu, la suite ne viendra jamais. Les adultes présents sont restés assez silencieux, certains m’ont trouvé trop directif. Une leçon pour moi.

Le 24 mai De Gaulle annonce à la télévision la tenue d’un référendum portant notamment sur la réforme des Universités et leur autonomie. L’effet semble nul, voire à l’inverse de l’effet recherché s’il était de calmer les esprits et de faire reprendre les activités. Pompidou prend les choses en mains, avec quelques ministres il engage pendant le week-end des 25 et 26 mai et lundi 27, avec syndicats et partis politiques des négociations qui se tiennent au Ministère du Travail, rue de Grenelle. D’après ce que l’on comprend à la radio, le PC et la CGT (fortement connectés) renâclent, ils ont peur d’être désavoués par la base, ils surenchérissent. Finalement sont signés des accords qui prévoient notamment une augmentation du SMIG de 35 %, une augmentation des salaires de 10 % minimum, la semaine de 40 h. Et rien du tout pour les étudiants. Des commentateurs prédisent l’écroulement économique imminent de la France, de sa monnaie, les entreprises n’y résisteraient pas.

Cependant, malgré les signatures des dirigeants syndicaux, la grève continue. Comment l’interpréter ? Les « gauchistes » ont-ils supplanté le PC auprès des travailleurs ? Les grévistes veulent-ils « aussi » le pouvoir ? Il semble qu’il n’y ait qu’à tendre la main pour le saisir. Pour cela un grand rassemblement est organisé au stade Charléty, à Paris, qui pourrait annoncer la prise de pouvoir. La CGT et le PC, de leur côté, organisent d’autres manifs (autorisées par le gouvernement !) au même moment. La gauche (non communiste !) se rassemblerait-elle et s’organiserait-elle ? La réponse est d’abord ambiguë, Mendès-France est présent mais ne dit rien, il n’y a que 30 000 participants. Les divisions sont les plus fortes, la réponse est clairement négative.

Le pouvoir n’est plus nulle part.

Le 29 mai on apprend que de Gaulle s’est enfuit ! Lorsque des rumeurs le signalent en Allemagne à Baden-Baden au QG des forces françaises, on craint qu’il fasse intervenir la troupe. Nous pensons à nos copains qui sont actuellement sous les drapeaux, nous n’en avons aucune nouvelle.

Nous avons peur de la guerre civile.

Le lendemain 30 mai, après le Conseil des Ministres, de Gaulle annonce qu’il ne démissionnera pas, il dissout l’Assemblée Nationale. Je comprends ainsi la nature du pari : soit les forces politiques traditionnelles de gauche veulent participer à de nouvelles élections et  doivent alors permettre le retour à l’ordre, soit elles laissent le champ libre aux « gauchistes » et ne s’en remettraient pas. Il y aura donc de nouvelles élections …

Marc

 

 

 

[i] Cinquante ans après, l’association existera toujours, géographiquement étendue à plusieurs villes de Province.

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