Le retour de la droite
Le vendredi 31 mai, le lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée, une immense manifestation « spontanée » est organisée sur les Champs-Elysées à Paris par l’UDR, le parti gaulliste. Il y a 500 000 manifestants devant l’arc de triomphe d’après les organisations … et d’après la police qui pour une fois est d’accord sur le nombre de manifestants ! Des journaux annoncent d’autres chiffres, dans quelques jours j’entendrai parler d’un million de manifestants.
A partir de ce jour tout semble progressivement basculer comme par enchantement. Les 1er, 2 et 3 juin c’est le week-end de Pentecôte, la France prend son second souffle. Mon futur beau-père est suffisamment confiant dans la possibilité de trouver de l’essence qu’il emmène femme et enfants visiter la famille en banlieue sud.
A la fac, il est confirmé que les examens prévus les 4 et 5 juin sont annulés, sans que l’on puisse dire s’ils vont être remplacés, ni quand. En septembre, peut-être. C’est une immense déception pour moi et pour pas mal de mes camarades, qui attendons notre diplôme pour trouver rapidement du travail et nous marier dans de bonnes conditions. Toutefois, l’ambiance a changé. Quelques enseignants ont poursuivi les cours à peine interrompus par le manque de transports, avec un petit nombre d’étudiants. Je rejoins le groupe avec un certain enthousiasme, j’ai l’impression de passer dans une autre dimension de la réflexion intellectuelle. Au bout de quelques jours, un prof m’incite à approfondir certains sujets de logique et me propose de prendre quelques responsabilités. Tout cela n’a rien d’officiel bien sûr.
Je découvre les problématiques de décidabilité et surtout d’indécidabilité en mathématiques, la puissance de la logique, et je commence à entrevoir le lien qu’il pourrait exister entre logique et calcul automatique, et derrière tout cela la programmation, l’informatique … sans avoir jamais vu un ordinateur autre que ces immenses armoires grises à travers les vitres de la coupole de Jussieu qui abrite le monstre de puissance qu’est le CDC 6600 [[i]] utilisé par l’Institut de Programmation.
Le 6 juin ma fiancée reprend le travail, comme beaucoup de franciliens. Et je reprends les bonnes habitudes, en soirée, de parcourir le boulevard Saint-Germain pour la rejoindre à la sortie de son travail. Il y a toujours des drapeaux et des banderoles sur le fronton du théâtre de l’Odéon, occupé par les comédiens et le personnel. Des copains m’ont incité à aller rencontrer les occupants, les discussions avec les visiteurs sont, m’a-t-on dit, passionnantes. On m’a proposé aussi d’aller voir les ateliers des Beaux-Arts. Il y a tant de gens à rencontrer, tant de connaissances à faire !
Nous organisons plusieurs rencontres. Une des plus marquantes se déroule je crois à l’ENS. L’idée est de faire rencontrer des « logiciens », certains en sciences humaines, d’autres en mathématiques : cela semble une révolution, tant les disciplines de nos universités sont cloisonnées ! Je crois que parmi les philosophes se trouve Louis Althusser, impressionnant. C’est la pleine époque du structuralisme, de débats autour des sciences du langage. J’ai l’impression de ne pas comprendre grand-chose, mais je comprends que sciences « dures » et sciences « molles » ont du mal à se comprendre …
Partout il y a des débats, des rencontres. Cela semble chaotique bien sûr, car pour une fois il n’y a pas une administration se posant comme suprême organisateur et qui saurait mieux que personne ce qui est bon pour les uns et pour les autres. Non, ce ne sont « que » des initiatives individuelles ou de petits groupes, dont les fenêtres de la connaissance se sont ouvertes en mai, et qui ne peuvent plus se passer du bol d’oxygène. « Il est interdit d’interdire » est un des slogans les plus révélateurs de ce que nous vivons et ressentons. Nous cherchons à nous libérer de murs invisibles. Toutes ces rencontres sont des initiations à la liberté. Comme tout chemin vers l’autonomie, cela procède par essais-erreurs.
Toute la société autour de moi, de nous, semble bouger : je suis invité aussi à une discussion avec le groupe de policiers dont mon père fait partie : « police et humanisme ». Essai de compréhension mutuelle, d’explications avec des gens bien sympathiques, très attachés à leur sens du devoir. Cela passe par l’obéissance, disent-ils. Je tente de démontrer le contraire, nous n’arriverons pas à un consensus. Je saurai bien plus tard qu’en d’autres circonstances mon père plusieurs fois s’était insurgé contre les ordres et l’obéissance aveugle, et que sa carrière en a sérieusement pâti. Toute sa vie il portera comme un poids le rôle joué par la police dans les rafles de juifs pendant l’occupation, ou au métro Charonne en 1962, bien qu’il n’y ait pas personnellement participé. En mai et juin 1968, sa préoccupation majeure, et celle de ses collègues, est de préserver la paix civile, de faire en sorte « surtout qu’il n’y ait aucun mort » [[ii]].
Près de la bouche du métro, un habitué de la Place Jussieu mène campagne pour les législatives prochaines. Mouna est barbu, bavard, plein d’humour. La discussion avec lui est toujours déroutante. Il propose un programme électoral très créatif et surtout récréatif, dont le fameux « prolongement du Boul’Mich [[iii]] jusqu’à la mer ».
J’essaye de relancer ma demande de logement HLM. Je suis plusieurs fois convoqué rue Turbigot. Le dossier n’avance pas, toujours les mêmes arguments : « mettez-vous en ménage et faites un enfant ». Je rétorque que ce serait un délit de détournement de mineur, puisque ma fiancée n’a pas encore 21 ans. Ce problème de logement est un sujet de discussion, et disons-le franchement, de dispute avec nos familles qui n’acceptent pas que l’on se marie si nous n’avons pas de quoi nous loger, et nous argumentons que nous n’aurons pas de logement si nous ne sommes pas mariés. Eternel cercle vicieux réglementaire, d’autant que l’autorisation de ses parents est obligatoire pour ma fiancée mineure !
Cela ne m’empêche pas de poursuivre mes activités à la Fac. C’est passionnant. Nous voulons organiser « l’Université d’été » ouverte à toute la population. Nous souhaitons aussi organiser des cours du soir, afin de permettre aux travailleurs de suivre des cours. Cela implique des réunions de formation et d’organisation à des heures inhabituelles, qui nous posent quelques problèmes à nous banlieusards. Par exemple le samedi 15 je passe l’après-midi à la fac. Ma fiancée m’accompagne, elle découvre un monde qu’elle ne connaissait pas. Elle me demande jusqu’à quand je compte suivre des études, je lui réponds que je pense être étudiant toute ma vie. C’est sérieux, elle le sait, elle reste très confiante, c’est réciproque.
Nos familles, la fac, les mariages prochains de nos copains, le nôtre, un logement, un futur travail, le service militaire sont nos préoccupations principales. Et la politique dans tout cela ?
Le dimanche 23 juin, c’est le 1er tour des élections. Je vote, mais pas ma fiancée qui est mineure. Beaucoup de jeunes sont dans le même cas : leur avenir est en jeu, ils ont montré qu’ils étaient capables de s’organiser, de construire, ils envisagent l’avenir, mais … ils n’ont pas le droit de voter ! A l’issue du scrutin il semble clair que la position des gaullistes sera renforcée à la Chambre. Très naïf, je crois encore en un sursaut possible pour le second tour. D’ailleurs il semble que partout dans les autres pays on appelle à davantage de liberté. Les français auraient-ils surtout envie de partir en vacances ?
Après une nouvelle semaine de fac, discussions familiales, dossiers administratifs, parcours du boulevard St Germain pour aller chercher ma fiancée, retour à la fac pour réunion le soir, rentrée tardive par les transports en commun, enfin une petite récréation pour le mariage de deux camarades de fac. Je me rends compte que tout le petit groupe que nous formions à la fac va ainsi se dissoudre, chacun part de son côté pour fonder une famille et construire une vie professionnelle. Paris, Clamart, Le Raincy, un mariage au temple protestant, un à l’église, un autre à la synagogue… Et le nôtre ? Il nous parait encore bien lointain, et toujours dépendant de ce fichu problème de logement !
Dimanche 30 juin, second tour des élections, la vague gaulliste prédite devient un raz-de-marée. Nous sommes un peu hébétés. Relâche.
J’ai l’impression que pendant ces deux derniers mois nous avons été accaparés par « les événements » français. La presse ne parlait quasiment que de cela, avec beaucoup de préjugés, d’ailleurs. La pression retombant, on se rend compte que nous ne sommes pas le nombril du monde. Aux USA, le Vietnam provoque nombre de protestations. Les étudiants de Tokyo sont en révolte, à leur manière. En Tchécoslovaquie la liberté de la presse accordée par le « printemps de Prague » de Dubček permet de publier un manifeste demandant davantage de liberté et critiquant sévèrement les communistes. Des conseils ouvriers tentent de prendre un certain pouvoir dans les usines. En Yougoslavie les étudiants de Belgrade veulent « poursuivre la révolution », la répression fait cent blessés. Au Canada, en Suisse même, les étudiants et les jeunes se sont mis en mouvements, il y a des arrestations, par centaines. Et au Biafra les enfants meurent de faim, il y aura plus d’un million et demi de morts pour une tentative d’indépendance ratée.
Le 10 juillet mon frère aîné rentre du Liban, il a passé deux ans en coopération. Nous y songeons aussi. Ma future femme et moi-même souhaitons partir en Afrique, mais je voudrais auparavant travailler une année au moins comme prof, ne serait-ce que pour avoir un minimum d’argent. Car nous n’avons rien.
Le projet de l’Université d’été est vite balayé, la fac est fermée par les autorités, il y a peu de protestations.
Alors le 12 juillet nous partons en train vers la Bretagne. Mai 68 est-il terminé ?
Marc
- lien vers le premier épisode de la série #MonMai68
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- lien vers le troisième épisode de la série #MonMai68
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- lien vers le cinquième épisode de la série #MonMai68
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- lien vers le septième épisode de la série #MonMai68
- lien vers le huitième épisode de la série #MonMai68
[i] CDC 6600 : puissance de calcul de dix millions d’instructions par seconde et de 3,3 millions d’addition / soustraction en virgule flottante, il a été l’ordinateur le plus puissant entre 1964 et 1969. Sa mémoire était énorme pour l’époque : 131 000 mots de 10 caractères de 6 bits. Pour comparer, en 2015 le téléphone Samsung Galaxy S6 sera plus de 10 000 fois plus puissant.
[ii] Le premier décès du « aux événements de 68 » est celui d’un commissaire de police, à Lyon. Selon les versions il aurait été percuté par un camion lancé par les manifestants, ou bien il aurait été victime d’un arrêt cardiaque. Les événements ont fait en tout 4 morts.
[iii] Le Boulevard Saint-Michel.
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