Taverny en Histoire : Taffetas et pensée hors des limites Ou Tout ce que je n’ai jamais osé dire à LADY ASHBURTON, née en 1812
Dear Lady Ashburton,
Depuis qu’un schématique résumé de votre biographie s’affiche fièrement près de la fontaine de Vaucelles dont vous fîtes jadis cadeau à la Ville en 1879, j’attends impatiemment l’occasion de vous témoigner ma gratitude éternelle. Je rêve de vous faire justice publiquement, vous qui m’accompagnez depuis si longtemps le long des sentes qui mènent aux écoles Curie et Pasteur ! Il semblerait que cette aube se soit levée.
En effet, chère Lady, dans les rêveries les plus tendres de mon enfance tabernacienne si lointaine, nourrie des plus célèbres poèmes appris à la Communale, mais aussi, il faut bien l’avouer, de littérature de la Bibliothèque Rose et autres Malheurs de Sophie, je vous imaginais traverser lentement non seulement l’espace et le temps, mais parfois aussi, comme moi, la voie ferrée au niveau de la Gare de Vaucelles. Oui, pourquoi pas ?
Naïve, je n’avais pas encore conscience que vous aviez été assez influente et fortunée pour faire sortir de terre de votre propre initiative la Halte elle-même et que vous ne vous déplaciez certainement pas à pied tel le quidam moyen, mais sans doute en calèche assez vaste pour protéger vos crinolines et autres colifichets éblouissants.
Paul Verlaine me le soufflait dans son « Rêve familier » :
« Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore… »
Qu’importe, vous me teniez fidèlement la main pour me guider sur le chemin de l’école et m’aider à survivre aux mille dangers dont les adultes sourcilleux ne manquaient pas de nous prévenir. Surtout, vous me donniez le courage d’affronter ces classes uniquement peuplées de filles si peu charitables envers leurs congénères. Un jour, moi aussi je serai immanquablement la femme d’un Lord… En attendant vivent les réformes de Mai 68 et l’école mixte, chère Lady, car elles ont sonné la fin de mon « Malaise Primaire » !
Femme puissante entre toutes, vous avez épousé un Lord Ashburton issu de la meilleure société britannique appartenant au milieu bancaire et à la célèbre famille Baring. Et vous étiez la fille d’un ministre de Napoléon 1er qui le fit duc de Bassano.
Bassano, mais oui Bassano ! Comme une compagne zélée, vous continuiez opiniâtrement à me suivre dans mon parcours car la rue du même nom abritait les premières « surprise-parties » de mon groupe d’adolescents agités. Loin du regard des parents plus ou moins « cool » des années 70, nous chantions à tue-tête une certaine « Lady » mais « d’Arbanville ». Celle-là fut mise à l’honneur par un autre sujet de sa grâcieuse majesté d’origine chypriote et suédoise, un joyeux mélange Nord-Sud qui n’était pas au bout de ses cheminements spirituels, mais c’est une autre histoire…
Votre manière à vous de construire l’Europe avant la lettre a donc été de porter le nom d’une ville d’Italie évoquant les victoires d’un certain Général Bonaparte à Bassano, puis d’épouser un Lord anglais, jetant ainsi des ponts entre des nations si proches et qui n’en n’avait pas encore fini avec les guerres fratricides, loin de là.

Combien de ressortissants de telle ou telle contrée avez-vous accueilli dans votre château de la Tuyolle ? Nul ne le saura probablement jamais. Mais la lycéenne que je fus se plaisait alors à essayer de les envisager au gré des créations successives des comités jumelages de Taverny et Saint-Leu avec des villes parfois lointaines. Loin de vous effrayer, ces personnages piquaient votre curiosité insatiable, c’est comme cela que je tenais à me représenter vos réceptions.
Peut-être alliez-vous deviser avec eux sous le cèdre, dans votre charmant parc romantique très XIXe, aujourd’hui ouvert au public au sein de l’actuel Hôpital Le Parc et dont je ne conseillerai jamais assez la visite. Perché sur les hauteurs raisonnables de notre commune, il constitue un moyen rapide, délicieux et très bon marché de se transporter depuis les pelouses verdoyantes de la rue de la Tuyolle vers une ambiance quasi-alpestre. Par le biais d’un bâtiment à l’allure de chalet suisse, j’y ai toujours vu le Saint-Gothard transposé à Taverny. Votre pouvoir d’évocation de l’exotisme a par là-même franchi le périmètre ennuyeux des frontières de l’espace dit Schengen, bel exploit, my Lady ! Lorsque plus tard j’y ai promené mes enfants avec mon mari à mes côtés (nulle ascendance nobiliaire, mais j’ai appris la frustration depuis mes lectures de la Comtesse de Ségur), ils nous disaient qu’ils s’attendaient à voir Heidi en dévaler les pentes à tout instant. Je leur rappelais qu’une Lady franco-anglaise les couvait également du regard, ces enfants d’Erasmus et des frontières si facilement abolies. Je m’en félicite aujourd’hui car ce sont d’intrépides voyageurs qui n’ont pas peur de parcourir le monde en dépit de toutes les barrières qui recommencent à s’ériger çà et là. Parfois pour leur plaisir, parfois pour des causes humanitaires, en tout cas toujours pour le meilleur : tout ce qu’on peut mettre en perspective en abordant la différence.
Mais le tour des horizons ne s’arrêta pas à l’Europe pour vous, puisque vous nous avez laissé en héritage dans votre propriété un magnifique spécimen de cèdre. Héritières de l’Orientalisme, grande passion artistique de votre siècle, ces fûtaies venues des hautes montagnes de l’Atlas, du Liban ou de l’Himalaya peuplent Taverny, migrantes d’allure altière qui ont allègrement traversé en leur temps la redoutable Méditerranée et se sont majestueusement acclimatées sous nos latitudes. Elles s’épanouissent superbement en France, comme tant de nos ancêtres déracinés, et font la fierté de notre Ville, et même l’objet du logo communal depuis quelques décennies.
Le lavoir de Vaucelles est un autre vestige de vos dons à la Commune visibles encore aujourd’hui, témoignant des habitudes d’un temps où les femmes n’avaient pas encore été libérées par la grâce de l’électro-ménager et devaient battre le linge à la force de leurs bras. Je dois vous avouer que je n’en suis pas nostalgique, il faut savoir résister à la tentation consensuelle du « C’était mieux avant ». Les bâtisses de votre domaine pourraient abonder dans cet évitement des clichés si elles pouvaient parler, elles qui ont servi de sanatorium en un temps où la tuberculose faisait des ravages. Elie Wiesel, prix Nobel de la Paix en 1986, aurait admis qu’il est important de savoir d’où l’on vient, mais que le passé n’est pas forcément le « Bon vieux temps ». Comme beaucoup d’autres enfants orphelins ayant séjourné en 1945 si près de chez vous dans le foyer d’enfants du château de Vaucelles situé rue de la Tuyolle, il se méfiait des réductions simplificatrices : elles sont bien commodes pour la pensée mais porteuses de mauvaises nouvelles. Ce n’est pas vous qui allez me contredire, vous n’oseriez pas verser dans les clichés vulgaires, et j’ai la conviction que vos actes de charité sont la marque d’un esprit qui ne fut pas étroit.
En revanche, comme je regrette de ne pas avoir connu les ressortissants anglais de la célèbre communauté des environs de la rue Carnot, de ne pas les avoir vus emprunter le trottoir en pyjama le matin pour aller chercher l’eau à la fontaine située à l’angle de la rue de Montmorency !
Un très vieux Monsieur du quartier me le racontait volontiers il y a bien longtemps quand il évoquait son enfance dans un Taverny qui ressemblait fort à un village de campagne.
Si votre empire financier par alliance de la Barings Bank a connu récemment heurs et malheurs, je ne suis pas le moins du monde étonnée que vous continuiez à croiser les méandres de nos vies, même à la une des journaux économiques. Toujours ces clins d’œil du destin qui jalonnent nos existences, toujours cette altérité dont nous avons tant besoin pour nous construire une identité. Lady Ashburton, encore et toujours, Lady Ashburton avec ou sans sa fortune, avec ou sans son passeport.
A Taverny ou sous d’autres latitudes, mon enfance s’éloigne, mais ne doutez pas que j’aie bien retenu ma leçon : continuons malgré tout à ouvrir nos mentalités et à transcender les frontières, car il ne suffit pas de parler à son voisin, encore faut-il parler au cœur de chaque être, quelle que soit son origine. Vous vous faites rare sur ma route ces temps-ci, est-ce parce que l’époque affiche une certaine tendance au repli ? Revenez nous montrer votre courage, car ce n’est pas parce qu’un idéal est difficile à atteindre qu’il faut y renoncer. On me dit que vous n’êtes pas responsable de la création du Cosmopolitan Club de notre Commune, quel dommage, ce symbole était parfait pour vous, citoyenne refusant les cloisonnements du monde.
Dear Lady, je suis fière de la femme que vous avez été, capable de donner sur vos fonds propres arbres, immeubles et édifices à Taverny sans rien attendre en retour et qui sont aujourd’hui des biens communs, propriété de tous et de chacun.
Je vous adresse mes salutations émues, please, ne nous lâchez pas la main !
Sophie
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